En insistant sur la taxation des multinationales du numérique quitte à adopter une "Taxe Gafa" discriminatoire, la France veut protéger ses revenus fiscaux en provenance du CAC 40, dont les membres sont pratiquement inactifs dans le numérique. Grâce notamment à l'action de l'administration Trump, le consensus international se dirige pourtant inéluctablement vers une redistribution mondiale des bénéfices là où ils sont gagnés, qu'ils soient issus de la vente de véhicules automobiles, de sacs de luxe, de téléphones portables ou de services numériques. Gêné par cette harmonie qui aura pour conséquence un transfert partiel des taxes de Renault, Airbus ou LVMH vers la Chine, les Etats-Unis, l'Inde ou la Corée, Bruno le Maire s'obstine à ne vouloir redistribuer que les revenus numériques, domaine où la France est inexistante.
Bruno le Maire veut le beurre et l'argent du beurre : "je veux taxer Google, je ne veux pas que les Chinois taxent Louis Vuitton" avait-il déclaré, en anglais, lors du Conseil Ecofin de Vienne fin 2018. Pourtant aujourd'hui, pour se défendre des attaques de la Maison Blanche contre le texte adopté par la France pour taxer Google et les autres services numériques, Bruno le Maire affirme que la Taxe Gafa ne serait pas discriminatoire à l'encontre des sociétés américaines ! Il n'y a «absolument aucune discrimination dans la taxe nationale française» a-t-il déclaré samedi. Vu sous cette perspective, et après des mois d'agacement de l'administration américaine, les menaces de rétorsion de Donald Trump contre les produits français, et en particulier le vin, sont loin d'être le fruit d'une saute d'humeur : le chiffre d'affaires de LVMH dans le secteur du vin et des spiritueux était de 5,1 milliards d'euros en 2018 ! Ce secteur représente 1/9ème des ventes du groupe, et 1/6ème des résultats opérationnels : autrement dit, la marge y est bien meilleure que celle de la maroquinerie.
Refondation de l'Europe
Le fait est que le gouvernement français aura du mal à se défaire de la colère de Donald Trump, et à lui prouver le caractère non discriminatoire de sa taxe sur les services numériques. Il suffit de reprendre les discours officiels de la France depuis 2017 pour se convaincre que c'est bien les géants du numérique américains qu'il s'agit de cibler avec cette mesure. “Nous ne pouvons pas accepter d’avoir des acteurs européens qui sont taxés et des acteurs internationaux qui ne le sont pas, des acteurs du numérique qui n’ont aucune taxe et qui viennent concurrencer des acteurs de l’économie traditionnelle qui, eux, la paient” avait déclaré Emmanuel Macron à l'occasion de son discours sur la refondation de l'Europe à la Sorbonne le 26 septembre 2017. Quelques mois plus tard, Bruno le Maire abondait dans le sens présidentiel, en expliquant que le projet de taxe sur les services numériques au niveau européen "est, aussi, une question de justice fiscale. Les géants du numérique payent 14 points d’impôts de moins que les PME européennes. Que ces entreprises paient moins d’impôts en France qu’une très grosse boulangerie ou qu’un producteur de fromages du Quercy, cela me pose un problème.” Il opposait donc bien les sociétés européennes et "géants du numérique". Géants du numérique qui sont pour l'essentiel américains et connus sous les acronymes "GAFA" ou "GAFAM".
Taxe GAFA : un nom qui colle
C'est d'ailleurs le surnom 'Taxe Gafa" qui a été retenu par la presse française pour nommer la loi instaurant une taxe sur les services numériques adoptée par la France : il suffit de faire une recherche sur Google News pour s'en convaincre : "Taxe GAFA : la guerre Trump - France reprend de plus belle" (ZDnet) ; "Taxe Gafa : la France veut un accord avec les Etats-Unis d'ici fin août" (L'Obs) ; "Taxe Gafa: Le Maire la joue comme Trump" (l'Opinion) ; "Un conseiller de Trump qualifie la taxe GAFA française de "très, très grosse erreur" (BFMTV). Il faut dire que cette terminologie est utilisée dans les briefings presse français depuis longtemps, même si les services de la Commission européenne - quand Pierre Moscovici s'occupait de ce dossier au niveau européen - conscients du problème diplomatique, avaient essayé au printemps 2018 de convaincre les journalistes de ne plus utiliser cette expression.
Le fait est que la taxe ne touchera sans doute pas de société française. Même Criteo, aujourd'hui coté au Nasdaq et pourtant souvent cité comme destinataire de la taxe, n'en sera probablement pas redevable : son chiffre d'affaires net (après reversements aux partenaires) est de seulement 272 millions de dollars au niveau global en 2018, et la taxe ne s'applique qu'aux sociétés du numérique ayant un CA d'au 750 millions d'euros. Criteo aura tout intérêt à invoquer ce chiffre d'affaires net, plutôt que le CA brut de 2,3 milliards d’euros sur lequel l'entreprise communique pour donner une impression de grandeur. Quant à Le Bon Coin, qui a été créé par le groupe norvégien Schibsted, son chiffre d'affaires 2018 était d'un peu plus de 300 millions d'euros.
Juridiquement faux
Au final, le gouvernement français est aujourd'hui coincé dans une situation compliquée diplomatiquement, mais aussi juridiquement. Comme l'a expliqué l'ASIC dès le mois de mars, l'objectif de la taxe était clairement de faire payer en France des impôts sur la valeur ajoutée à des sociétés qui n'y paient pas d'impôt sur les bénéfices. Or la structuration mondiale des impôts sur les bénéfices est fondée sur des accords fiscaux bilatéraux, qui garantissent que les sociétés ne paieront pas deux fois d'impôt sur les bénéfices. Parmi les mesures figurant dans ces traités, le fait qu'une société sans établissement stable dans un pays n'y soit pas redevable de l'impôt sur les sociétés. C'est d'ailleurs sur base de ces règles que le juge français avait annulé le redressement fiscal de Google par Bercy. Comme l'a expliqué Karan Bhatia de Google il y a quelques semaines : "depuis plus d'un siècle, la communauté internationale a mis en place un système de traités pour taxer les sociétés internationales de manière coordonnée. Ce système a toujours attribué davantage de profits aux pays dans lesquels les produits ou services sont produits, plutôt qu'à ceux dans lesquels ils sont consommés." Gruger ce système, qui permet à la France de taxer les bénéfices internationaux de Renault, Airbus ou LVMH en France, en infligeant une taxe sur la valeur ajoutée au lieu d'une taxe sur les bénéfices est sans doute contraire au droit international, ou comme le dit l'ASIC "le projet de loi soulève de sérieuses difficultés au regard du respect des conventions fiscales bilatérales dont la France est signataire." En outre, la France a tenu à faire en sorte que cet impôt touche exclusivement les sociétés du numérique - secteur dans lequel les sociétés françaises, et en particulier le CAC 40, sont quasiment absentes. Dans ce contexte, prouver qu'il n'y a pas là discrimination ni illégalité est quasiment impossible. Les mesures de rétorsion de la Maison Blanche contre les produits français seraient ainsi justifiées juridiquement.
Révision du système international : la France traine les pieds
Ces tensions entre Washington et Paris sont d'autant plus embarrassantes qu'elles bloquent les négociations internationales actuelles sur une mise à jour du système de traités bilatéraux dont nous parlions plus haut. Car contrairement à l'administration Obama, la Maison Blanche de Trump, ainsi que le Congrès américain sont favorables à une meilleure répartition des bénéfices des sociétés au niveau mondial, et ce pour toutes les industries. Même Google est d'accord : "il est temps de mettre en place un nouveau système international de taxation" avait écrit Karam Bhatia en juillet dernier, tout en précisant que "ce besoin de modernisation n'est pas limité au secteur de la technologie." Or c'est bien là que le bât blesse pour Bruno le Maire, qui veut limiter coute que coute les négociations au secteur du numérique, dans une tentative désespérée de protéger les revenus fiscaux français en provenance du CAC 40. Ainsi le 18 juillet au G7, il a déclaré que "si nous ne trouvons pas d'accord au niveau du G7 sur les grands principes de la taxation du digital aujourd'hui ou demain, franchement ce sera difficile d'en trouver un entre 129 pays à l'OCDE." Pourtant le Ministre de l'économie sait très bien que les discussions à l'OCDE, et même au G7, ne concernent pas que la "taxation du digital" mais tout le système international de taxation, y compris celui des produits.
On pourrait d'ailleurs, à ce propos, reprendre les déclarations de Mounir Mahjoubi alors qu'il était encore secrétaire d'Etat au numérique : “quand on fait plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires dans un pays ce n’est pas normal d'y payer moins d’impôts qu’une PME ? Quand on fait 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires, on ne peut pas payer quelques milliers d’euros d’impôts”, et en faire la translation à la Chine, à l'Inde, ou aux Etats-Unis, pour les bénéfices qui y sont réalisés par LVMH, Renault ou Airbus, et qui sont taxés en France. Le reste du monde est prêt à mettre à jour ce système, et le fait est que la France, tout en faisant de grands gestes et de grandes déclarations, freine des quatre fers.