En désignant tardivement Sylvie Goulard comme la candidate de la France à la Commission européenne, Emmanuel Macron lui a permis de se soustraire à un débat public national qui aurait été plus que délicat, mais ne lui évitera pas une difficile audition au Parlement européen. La question principale à laquelle la candidate française devra répondre est quel travail elle a fourni au think tank du milliardaire Nicolas Berggruen pendant qu’elle était euro-députée ! Pour cette activité, qui demeure mystérieuse, Sylvie Goulard a reçu pendant près de trois ans un salaire mensuel de plus de 10 000 euros. C’est d’autant moins anodin qu’Emmanuel Macron, alors banquier chez Rothschild, avait également travaillé pour Nicolas Berggruen avant d’entrer au gouvernement de François Hollande.
Sylvie Goulard, choisie 48 heures après la date butoir comme candidate de la France pour un poste dans la prochaine Commission européenne, ne fait pas l’unanimité, même dans son propre camp politique. On connait déjà l’agacement de ses anciens alliés nationaux – François Bayrou et Marielle de Sarnez en tête – suite à sa désignation par le Président de la République. Malgré son expérience européenne indéniable, Sylvie Goulard ne fait pas non plus l’unanimité dans le groupe Renew du Parlement européen, autrement dit son propre groupe : « elle a un énorme melon« , « on lui rend des services mais elle ne rend pas la pareille » : telles sont les réactions de sources proches du groupe Renew à Strasbourg, qui s’empressent d’ajouter qu’elle est également « compétente » et « intelligente. » Les ennemis politiques de Sylvie Goulard ne sont évidemment pas en reste : « arrogante, méprisante, gentille avec les puissants et dure avec les faibles« , estime un ancien député européen de gauche qui la connait bien. Un proche du groupe PPE estime quant à lui qu’elle « a encore du travail à faire pour démontrer qu’elle peut travailler en équipe : c’est une solitaire. » Un autre homme politique de premier plan nous explique qu’il aurait aimé pouvoir apprécier Sylvie Goulard, mais qu’elle « est tellement occupée par l’estime qu’elle se porte à elle-même qu’il n’y a plus de place pour l’estime d’autrui. »
Des atouts
Ceci étant dit, ce n’est pas la personnalité de Sylvie Goulard qui sera jugée par le Parlement européen, qui doit la confirmer dans ses fonctions de commissaire, mais ses compétences et son sérieux. Et dans ces domaines, elle a bien des atouts, mais aussi de gros points faibles. Commençons par les atouts. Elle a été conseillère de Romano Prodi lorsqu’il était président de la Commission européenne. « Elle exagère sans doute l’importance de son rôle auprès de lui, mais cela reste un avantage indéniable« , nous confie un député européen. Aussi, et sans doute surtout, Sylvie Goulard a été député européen de 2009 jusqu’au début 2017. Contrairement à d’autres euro-députés français, elle a véritablement travaillé à Strasbourg: « je peux attester, et nous sommes nombreux à pouvoir le faire, du fait que Sylvie Goulard travaillait au Parlement européen à temps plein« , nous a confié Alain Lamassoure, qui siégeait avec elle a la Commission des Affaires économiques et monétaires. Une autre source parlementaire estime qu’elle était « surtout présente pour les prises de parole publiques. Pour le reste elle se reposait sur ses assistants parlementaires, mais elle était efficace. » A noter, Sylvie Goulard se spécialisait dans les questions économiques et monétaires, et a notamment produit, en 2016, un rapport sur le rôle de l’Union dans le cadre des institutions et organes internationaux dans le domaine financier, monétaire et réglementaire, ce qui en fait une candidate idéale pour gérer les questions fiscales européennes, et notamment le problème de la concurrence fiscale entre Etats membres, qui entraine les pratiques d’optimisation fiscale de moult multinationales – du numérique mais aussi d’industries plus traditionnelles. Autre agrément européen de Sylvie Goulard, son multilinguisme : elle est aussi à l’aise pour non seulement converser, mais également travailler sur des sujets techniques, en français, allemand et italien.
L’affaire Berggruen
Tout cela mis ensemble devrait en faire la candidate idéale pour un rôle de commissaire en charge de questions économiques, qui est le poste convoité par le président Macron. Mais Sylvie Goulard a plusieurs cailloux dans sa chaussure. Le plus gros n’est pas, contrairement à ce qu’a tendance à affirmer la presse française, l’affaire des assistants parlementaires fictifs, qui étaient employés par les parlementaires européens du Modem et payés par le Parlement européen, mais qui travaillaient en réalité pour le Modem. Certes, cette affaire n’est pas anodine, et transparait négativement sur Sylvie Goulard, mais elle n’est rien à côté de ce que nous appellerons « l’affaire Berggruen. » A noter, l’enquête interne du Parlement européen sur les assistants Modem a été close il y a quelques jours, suite au remboursement des salaires en question par le parti français. Un porte-parole du Parlement européen nous a confirmé que : « le parlement n’a enquêté que sur les aspects administratifs de ces allégations, afin d’assurer le respect des règles en vigueur. Pour ce qui concerne l’assistant de Madame Goulard, le cas est clos pour le PE. Il y avait des erreurs administratives mineures qui n’étaient pas systématiques. Les sommes mises en cause on été remboursées par la parlementaire. »
L’affaire Berggruen, contrairement à celle des assistants, n’est pas une histoire de parti, mais une affaire personnelle qui concerne directement, et uniquement, Sylvie Goulard : de fin 2013 (pendant son premier mandat) jusqu’au premier trimestre 2016, elle a été employée par le « Council for the future of Europe Nicolas Berggruen Institute on Governance » en tant que « special advisor. » Pour cette activité, elle a perçu un salaire mensuel inconnu, mais en tout état de cause supérieur à 10 000 euros bruts. Ces détails figurent tous sur ses déclarations d’intérêts entre 2013 et 2016 : Sylvie Goulard n’a donc pas dissimulé à proprement parler cette activité. Elle a quitté le Parlement européen juste au moment où les questions se faisaient de plus en plus pressantes, notamment de la part de certains de ses collègues mais aussi de la presse, sur la compatibilité de cette activité avec celle de parlementaire.
Activité mystérieuse
« Il me semble que lorsqu’on perçoit un salaire supérieur à 10 000 euros, il s’agit d’une activité à temps plein, or cette activité de Mme Goulard reste d’autant plus mystérieuse qu’elle avait un autre emploi à temps plein : député européen« , nous a confié un député européen, tandis qu’une autre s’étonne que « aucun rapport, aucune intervention publique, aucune publication ne semblent avoir été produits par Sylvie Goulard au nom de ce think tank qui la rémunérait pourtant très cher. » En l’absence de précisions factuelles, il est évidemment difficile d’affirmer l’existence d’un conflit d’intérêt entre les activités parlementaires de Sylvie Goulard et ses activités de « special advisor » pour l’institut Berggruen. Pour évaluer le potentiel de conflit, nous avons peu d’éléments, mis à part le statut et la littérature de l’Institut Berggruen dont est issu le Council for the Future of Europe (le « CFFOE »). L’Institut, à but non lucratif, a été fondé en 2010 par Nicolas Berggruen. Il est installé à Los Angeles, et n’a à notre connaissance jamais eu de bureaux à Bruxelles, même pour abriter le CFFOE. Ce dernier a bien organisé un évènement fin 2014 à Bruxelles sur « la discipline fiscale et l’investissement public » : Sylvie Goulard est mentionnée dans sa présentation sur le site de l’Institut Berggruen comme l’auteur d’un « concept paper » relatif à l’évènement… mais le lien vers ce texte dans la page web de l’événement est inactif !
Pour le reste, les idées force du think tank sont difficiles à cerner précisément. Sur son site Internet, l’organisme se présente comme un »instrument de développement d’idées fondamentales sur la manière de réformer les institutions politiques et sociales face à ces grandes transformations » dans « ce moment de grande transformation du capitalisme, de la démocratie, de l’ordre global dans lequel nos institutions vacillent. » Autant dire qu’il s’agit là de ce que certains appelleraient une purée idéologique mondialiste sans colonne vertébrale. Le CFFOE, dont il n’est pas clair s’il est encore actif aujourd’hui, se présente quant à lui comme un « groupe de réflexion interne institué afin de débattre et de préconiser des moyens visant à parvenir à une Europe unifiée« , ce qui est également suffisamment large pour ne rien dire. Il n’en demeure pas moins qu’il est certain que Sylvie Goulard devra justifier devant ses pairs des raisons du salaire qu’elle percevait de l’organisme, ce qui risque d’être compliqué, d’autant que les maigres traces qu’elle avait laissées semblent avoir été effacées, comme nous venons de le démontrer. En l’absence de production propre, les parlementaires européens pourraient déduire que le travail de Sylvie Goulard pour le CFFOE était d’influencer le Parlement européen …
Tous unis par Nicolas Berggruen
Par ailleurs, l’audition de Sylvie Goulard pourrait être l’occasion de faire ressortir au grand jour les liens qui unissent Emmanuel Macron à Nicolas Berggruen. Le think thank de Berggruen, ainsi que son émanation européenne, a en effet été créé l’année même – 2010 – où Emmanuel Macron, alors banquier d’affaires chez Rothschild, conseillait Liberty Acquisitions, société d’investissement de Nicolas Berggruen et Martin Franklin, par laquelle ils ont racheté la majorité des parts de la holding de médias hispaniques Prisa. Rappelons que parallèlement, Emmanuel Macron avait offert ses services de conseil pro Bono à la Société des rédacteurs du monde : certains s’étaient indignés à l’époque qu’il ait tenté de pousser l’offre de Prisa auprès de la SRM, alors même qu’il travaillait sur le dossier Prisa pour le compte de Rothschild ! Berggruen n’a pas été déçu par cet échec, et n’a pas, depuis 2017, tari d’éloges sur le nouveau Président de la République : « le gouvernement d’Emmanuel Macron offre une aube nouvelle à la France, à l’Europe et à la civilisation occidentale », avait-il tweeté après l’élection présidentielle de 2017 . Quelles que soient les motivations de son think tank, la banalité de ses idées sous jacentes, et les missions qu’il a confiées à Sylvie Goulard – qui restent encore dans le flou – on pourra reconnaitre à Nicolas Berggruen sa finesse politique : outre Emmanuel Macron et Sylvie Goulard, il connait aussi très bien Ursula von der Leyen. Autant dire qu’il a misé sur l’équipe qui a gagné.