Vanessa Bertran : « le rapport Racine met le doigt sur des difficultés – que nous connaissions déjà – sans trouver de solutions »

TRIBUNE - Vanessa Bertan, présidente de l'Union Professionnelle des Auteurs de Doublage, estime que le Rapport Racine, tout en faisant le point sur la situation des auteurs en France, préconise des solutions qui ne sont pas toutes pertinentes. L’inclusion des producteurs et diffuseurs dans le Conseil national des auteurs l'interpelle particulièrement, de même que la prise en compte du temps de travail dans la définition d'auteur

Les auteurs attendaient depuis plusieurs mois le rapport de la mission confiée à Bruno Racine, qui devait livrer un « panorama » des difficultés rencontrées par les auteurs, « une réflexion ambitieuse et réaliste » et une source de propositions pour lutter contre la dégradation de la condition des auteurs. L’objectif était de pouvoir, à terme, créer un statut à part entière pour les auteurs, en adéquation avec leurs besoins sociaux, professionnels et juridiques.

Ce rapport publié avant-hier a le mérite de pointer le flou total de la condition actuelle des auteurs. La sémantique utilisée est d’ailleurs révélatrice: on y parle de « ressenti », de « perception », de « sentiment ». On y mentionne aussi que les données ne sont pas toujours fiables. Ce rapport est donc, dans sa forme, à l’image du quotidien de l’artiste-auteur. Je tiens à souligner que Bruno Racine a eu le mérite d’écouter une grande diversité d’auteurs et que le panel auditionné est représentatif, même si l’on peut regretter que certains secteurs soient à peine cités, notamment la musique. Après des mois d’attente de ce rapport, force est de constater qu’il ne va pas au bout du sujet, qu’il ne parvient pas à dépasser la dualité vocation versus métier qui est pourtant le cœur du sujet.

Les auteurs ne demandent pas une reconnaissance morale de la qualité de leurs œuvres mais veulent que soit comblé un vide juridique préjudiciable à leur quotidien et au développement de leur carrière, et à la constitution de leurs droits sociaux. Or sur ce dernier point, certaines préconisations sont même dangereuses.

Le fait que la complexité croissante du parcours administratif de l’auteur soit en contradiction avec la tendance générale en faveur de la simplification est bien mis en lumière. Je suis d’accord avec les préconisations qui visent à donner aux auteurs une meilleure identification dans la société dans son ensemble et celles qui permettraient de débloquer des aides à la création directement versées aux auteurs. À cet égard, le tout nouveau CNM pourrait montrer l’exemple en l’appliquant dès que possible et prouverait ainsi qu’il n’est pas un énième « machin » mais une institution dynamique qui répond à un réel besoin.

Le constat sur le fossé entre les carrières des femmes et celles des hommes est bien relayé mais on peut regretter qu’il ne soit pas suivi d’une réflexion. Se contenter de faire les mêmes recommandations que Virginia Woolf près d’un siècle plus tard n’est pas suffisant et ne pointe pas les moyens à mettre en œuvre. Je soutiens la proposition, que j’avais défendue quand j’avais été auditionnée, qui vise à créer un portail unique permettant aux auteurs de ne pas se perdre dans les multiples démarches et guichets qui fournissent parfois des renseignements contradictoires. Ce portail permettrait à la fois aux professionnels et aux nouveaux entrants de sécuriser leurs droits et de ne pas risquer de passer à côté de volets importants, comme cela a longtemps été le cas pour des auteurs ignorant qu’ils devaient s’affilier à l’Agessa. L’idée de rémunérer les auteurs de BD et de littérature jeunesse dans le cadre de leur participation à des salons ou festivals est formidable, mais pourquoi la limiter à ce seul secteur? Un scénariste qui passe une journée entière à présenter un film qu’il a écrit, sans compter le temps de déplacement, mérite tout autant une rémunération.

Mais trois préconisations me plongent dans une réelle perplexité.

La première concerne l’éventuelle prise en compte du temps de travail. On aborde quelque chose de totalement subjectif, même si je suis la première à défendre l’idée qu’il y a un temps incompressible de la création. Cette préconisation est même totalement contradictoire avec le Code de la Propriété Intellectuelle. Le droit français définit l’œuvre, et l’auteur ne peut trouver de définition que par extension. Parler de temps de travail serait à mon sens très dangereux: c’est la nature de ce que nous créons - à savoir des œuvres - qui fait de nous des auteurs et non le nombre d’heures qu’on y passe. Cette distinction juridique conditionne l’exception de notre cas et introduire la notion de temps de travail dans la rémunération dénaturerait cette relation. Sans compter que cette proposition ne garantirait en rien les abus, car nos donneurs d’ordres en position de force pourraient toujours minimiser le temps utile à la création d’une œuvre. Il est important à ce titre de lire l’annexe 8 au rapport, qui dénonce les risques des situations qui poussent parfois les auteurs à cumuler les statuts (salariat, travail en indépendant, autoentreprenariat...) pour compenser la faiblesse des droits par une sorte de « facturation » de l’acte de création. Le résultat est un éparpillement des droits sociaux des auteurs et la dilution même de la notion d’auteur. Nous devons être vigilants car certains auteurs, par nécessité, en viennent à prôner le « tout en un » qui consiste à élargir son activité et à devenir aussi producteur et ou interprète, pas par choix mais plutôt par la force des choses. Les auteurs ne sont pas nécessairement des interprètes, loin s’en faut. La création d’un véritable statut devrait être un rempart à cette tentation et la prise en compte du temps de travail ne me semble pas nécessairement pertinente sur ce point. C’est même la porte ouverte à la tentation de se détourner du système classique et d’accepter du buy out, ou simplement de la « facturation », ce qui ruinerait totalement l’édifice social que les auteurs ont réussi à faire tenir jusque-là, voire la gestion collective.

La deuxième préconisation qui m’étonne est celle qui prévoit d’inclure des producteurs et diffuseurs dans un Conseil national censé être dédié aux auteurs. Nous nous retrouverions noyés au milieu de nos donneurs d’ordre et les rapports de force ne seraient pas nécessairement en faveur des auteurs. Un Conseil national, pourquoi pas, mais seulement constitué d’auteurs. Vu la diversité des esthétiques et des secteurs, la tâche est déjà assez ambitieuse pour ajouter une difficulté supplémentaire qui risquerait de rendre ce Conseil contreproductif. Un Conseil constitué d’auteurs serait par excellence le lieu d’identification de problèmes sectoriels devant déboucher sur des accords professionnels comme le contrat de commande des scénaristes, le transfert des coûts de production dans la musique ou encore la rémunération des journées de vérification dans le doublage (lecture du texte du film par l’auteur devant tous les donneurs d’ordre, l’auteur étant systématiquement le seul intervenant non rémunéré). Les industries culturelles et créatives ont droit à leurs États généraux, mais nous ne sommes pas des industriels; les différents centres nationaux comme celui du cinéma ou de la musique ne sont pas administrés par des auteurs: à quand un Centre National des Auteurs? Si, pour reprendre le vœu du président Macron, il faut remettre « l’auteur au cœur du dispositif », pourquoi ne pas commencer par leur créer une instance strictement dédiée?

Et enfin, la question de la représentation « syndicale » des auteurs peut donner lieu à plusieurs lectures. L’une tendrait à faire croire que rien n’est possible parce que nous sommes désorganisés et que c’est à nous de remettre un peu d’ordre dans nos troupes. Cette conclusion me paraît simpliste, d’autant que la diversité des organisations professionnelles qui existent est une richesse. Ce qui manque, c’est plutôt la volonté des auteurs à consacrer un peu de leur temps à ces organisations qui les défendent pourtant. Donc organiser des élections ne changera pas grand chose sinon semer la zizanie entre nous, et cela nous nivellera, au risque d’affadir nos messages et nos moyens de lutte qui sont pour l’instant parfaitement complémentaires. Et puis comment définir le corps électoral? Un auteur qui aurait eu une carrière fulgurante sur 10 ans, qui aurait profondément marqué son art, mais qui toucherait peu de droits serait-il à exclure, alors que la préconisation propose a contrario de prendre en compte des auteurs qui ont gagné « 900 fois le smic horaire pendant un an sur quatre ans », à savoir des personnes dont le professionnalisme n’est pas avéré? Et calquer le processus électoral sur le système des salariés ne prend absolument pas en compte nos spécificités. Sans compter qu’un salarié qui quitte une entreprise ne continue pas d’élire ses délégués pendant quatre ans. Donc tout le chapitre sur la représentation des auteurs me semble encore flou et inadapté, même s’il faut accorder à Bruno Racine le mérite d’avoir abordé le sujet. Les organisations existent; tout ce qui manque, c’est un engagement fort de notre ministère pour les rencontrer, même si cela prend du temps, et pour leur accorder une reconnaissance, quitte à nous demander un effort pour nous fédérer autour de certains sujets centraux pour éviter, effectivement, d’être trop nombreux autour de la table.

En résumé, j’aurais aimé que ce rapport inédit et idéalement « auteur-centric » fût un peu plus ambitieux. Il met le doigt sur des difficultés - mais nous les connaissions déjà - sans trouver de solutions. Il n’y a plus qu’à espérer qu’il serve tout du moins de référence, dans son constat et non dans ses préconisations, lors des négociations et présentations de nos métiers auprès des rapporteurs de lois et autres interlocuteurs institutionnels.