Spotify met la pression sur le partage de la valeur

Alors que s'ouvrent ses négociations avec les majors de la musique enregistrée pour renouveler ses accords de licence avec elles, aux Etats-Unis comme en Europe, Spotify chercherait à obtenir une révision à la baisse de leurs tarifs. De quoi remettre sur le tapis la douloureuse question du partage de la valeur dans la musique en ligne.

La plateforme de streaming internationale Spotify joue peut-être gros, pour elle comme pour ses consœurs, à l'heure où démarrent, aux États-Unis comme en Europe, ses négociations avec les maisons de disques pour le renouvellement de ses accords de licence. Un renouvellement que Spotify espère voir sérieusement amendé : selon The Verge, les dirigeants de la start-up suédoise auraient l'intention de demander aux majors américaines une baisse substantielle de leurs tarifs. Autre enjeu des discussions : la possibilité pour Spotify de porter son modèle gratuit financé par la publicité sur les mobiles.

Malgré ses 5 millions d'abonnés pour 20 millions d'utilisateurs actifs dans le monde, le modèle économique de Spotify n'est toujours pas rentable. La compagnie reverse 70 % de ses revenus aux ayant droit et en consacre 20 % à l'acquisition de nouveaux clients ; les 10 % restant étant loin de couvrir ses coûts opérationnels. L'équation s'est traduite pour Spotify par une perte opérationnelle de près de 60 millions de dollars en 2011, pour un chiffre d'affaires de 244 millions de dollars, pourtant en progression de 151 % sur un an. Cette perte opérationnelle fut de 37,5 millions de dollars en 2010, pour un chiffre d'affaires de 97,5 millions de dollars, en progression de 426 % sur un an.

Fuite en avant

« Les résultats financiers de Spotify montrent que plus la compagnie grossit, plus ses pertes sont importantes », constatait le cabinet d'analyse financière américain PrivCo dans une note sur Spotify en octobre dernier. Malgré la progression impressionnante de son chiffre d'affaires, la plateforme n'est pas parvenue à améliorer ses marges sur le coût de revient de ses ventes, regrettait-il, pointant du doigt le coût des licences, et une masse salariale qui a presque triplé entre 2010 et 2011. « En réalité, chaque dollar supplémentaire de revenus va directement dans les poches des maisons de disques sous forme de royalties, ce qui fait que plus Spotify recrute de nouveaux utilisateurs, plus ses pertes sont importantes », concluait le cabinet.

A l'opposé, de nombreux artistes et labels indépendants se plaignent de la faible rentabilité à court terme d'un service comme Spotify pour eux, quand ils ne craignent pas de le voir cannibaliser leurs ventes en téléchargement. Selon un pointage réalisé par l'Adami après avoir passé en revue 662 contrats d'artistes, une fois tous les abattements considérés, le streaming rapporte en moyenne 0,0001 € à l'artiste par écoute gratuite financée par la publicité ; 0,002 € par écoute dans le cadre d'un bundle ; et 0,004 € par écoute dans celui de l'abonnement. Fin 2012, Spotify avait pourtant reversé 500 millions de dollars de royalties aux ayant droit ; et devrait en verser 500 millions de plus pour la seule année 2013.

Aspirateur

Dès lors se pose la question de savoir qui, dans la chaîne de valeur de la musique en ligne, capte l'essentiel de cette manne. Les satisfecit répétés de représentants des majors à l'égard du streaming ne laissent planer aucun doute. La taille de leur catalogue, et surtout celle de leur back catalogue, les font bénéficier d'un effet d'aspirateur. Ainsi en France en 2011, alors que Deezer, crédité de 90 % de parts de marché, réalisait un chiffre d'affaires de 50 millions d'euros, le streaming rapportait 40 millions d'euros aux membres du SNEP, dont plus de 80 % sont allés dans les poches des majors. Beaucoup moins bien lotis, les labels indépendants, de leur côté, doivent concéder 20 % à 30 % de commission à leur distributeur numérique, qu'il s'agisse d'une major ou d'un agrégateur.

Quoiqu'il en soit, et malgré les fortes disparités constatées, au sein du collège des producteurs comme au sein de celui des éditeurs de services, le partage de la valeur dans la musique en ligne se fait surtout en faveur des éditeurs, producteurs et distributeurs de phonogrammes, comme le révélait l'étude de l'Hadopi publiée en 2011 pour la France : leur compte d'exploitation dans le numérique était légèrement profitable en 2010, quand les éditeurs de services en ligne enregistraient une perte équivalente. Aux États-Unis, où la radio interactive Pandora s'est engagée la première dans une croisade visant à obtenir, par voie législative, que soit nettement revu à la baisse le taux de royalties qu'elle reverse aux maisons de disques, Spotify serait la première plateforme de streaming à mettre directement les pieds dans le plat sur le sujet dans le cadre de ses négociations avec les labels.

Des producteurs sur la sellette

En France, le syndicat des éditeurs de services de musique en ligne (ESML) a lui aussi tiré la sonnette d'alarme quelques jours avant le Midem. Les plateformes françaises se disent étranglées par le coût des catalogues, qui absorbe 70 % de leurs revenus, et ont plaidé devant la mission Lescure pour un partage plus équitable de la valeur avec les ayant droit, à 50/50 plutôt qu'à 70/30. « [Le partage actuel], inspiré de celui existant dans la grande distribution, ne permet pas d’investir dans l’innovation ou l’éditorialisation, ont-elles fait valoir. Il doit être corrigé, dès lors que le producteur n’a plus à assumer les coûts de fabrication, stockage et distribution, et que le rôle de l’éditeur d’un service de musique en ligne va bien au-delà d’une simple fonction de distribution »

Mais les services de musique en ligne ne sont pas les seuls acteurs de la chaîne de valeur à contester aux producteurs la part de valeur ajoutée qu'ils s'arrogent. Les grands éditeurs, en particulier, qui font souvent partie des mêmes multinationales, entendent bien leur disputer ce gâteau. Commentant la négociation en direct avec Pandora d'un taux de royalties supérieur de 25 % à celui qui lui était garanti dans le cadre de la gestion collective – de 5 % des revenus générés par son répertoire sur le service de radio interactive contre 4,1 % précédemment -, Martin Bandier, PDG de Sony/ATV, déclarait ainsi à Billboard : « Si vous le comparez au taux que les maisons de disques ont obtenu [55 % des revenus de Pandora, ndlr], il est ridicule. […] Comment différenciez-vous la valeur d’une chanson et celle de la performance de l’artiste ? Sont-elles si éloignées pour justifier un tel écart ? »

En bout de chaîne, se pose également la question du partage de la valeur avec les artistes, lequel leur reste très défavorable selon l'Adami, à hauteur de 5 % seulement, en moyenne, des revenus perçus par les maisons de disques des plateformes de streaming ; quand certains labels indépendants, à l'instar du britannique Beggars, leur reversent 50 % des revenus du streaming.

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