La bataille du streaming ne fait que commencer

Bien que promis à une forte croissance, le streaming introduit un changement de paradigme dans l'économie de la musique qui prive les acteurs les plus fragiles de l'industrie phonographique de toute perspective de retour sur investissement. Et de conjuguer des effets pervers qui ne profitent qu'à une minorité d'artistes. Thom Yorke, chanteur de Radiohead et Nigel Godrich, producteur des albums du groupe, ont mis les pieds dans le plat sur Twitter. Décryptage...

En relançant la polémique sur ce que rapporte un service de streaming comme Spotify aux artistes, Thom Yorke, chanteur de Radiohead et Nigel Godrich, producteur des albums du groupe et son comparse au sein de la formation Atoms For Peace, font-ils œuvre de salubrité publique à l'égard de leurs homologues, ou crachent-ils tout simplement dans la soupe ?

A une échelle macro-économique, le streaming n'a pourtant pas à rougir de ses performances. En progression de 55 % sur un an en 2012, ses revenus ont représenté 20 % d'un marché numérique mondial qui a pesé 5,8 milliards de dollars, et 7 % d'un marché global de 16,5 milliards de dollars ; soit 1,15 milliard de dollars, contre 733 millions de dollars en 2011. Or avec seulement 20 millions d'abonnés dans le monde (+ 44 % en 2012), la marge de progression du streaming reste encore très forte. Ainsi sur la seule année 2013, Spotify prévoit de doubler le montant de royalties que sa compagnie a déjà reversé à l'ensemble des ayant droit depuis son lancement, à hauteur de 1 milliard de dollars.

Stratégie contre-productive

En choisissant de retirer leur album solo respectif et celui d'Atoms For Peace des plateformes de streaming, Thom Yorke et Nigel Godrich adoptent une stratégie qui, si elle se généralise chez un grand nombre de labels et d'artistes, peut s'avérer contre-productive à plus d'un titre. D'une part, la grande majorité des fans de musique impactés aura tendance à se tourner vers les réseaux P2P ou des plateformes de streaming bien moins respectueuses du droit d'auteur et de ses droits voisins que Spotify : à l'instar de Grooveshark, par exemple, où l'album Amok d'Atoms For Peace reste proposé en écoute intégrale, sans que ses ayant droit puissent espérer en tirer la moindre rémunération.

D'autre part, cette stratégie de retrait des plateformes de streaming légales a surtout pour effet de pénaliser leurs abonnés, qui génèrent en moyenne 65 % de leur chiffre d'affaires et comptent parmi les consommateurs de musique les plus vertueux, les plus captifs et les plus rémunérateurs pour l'industrie phonographique dans son ensemble. Avec un prix moyen TTC du CD album de 13,45 € en 2012 (source SNEP/Gfk), les dépenses d'un abonné français à un service de streaming à 9,90 € par mois équivalent en effet quasiment à l'achat de 9 CD albums par an, ce qui le rapproche de la catégorie des « acheteurs moyens » de CD isolée par Gfk (de 6 à 15 CD achetés par an), à laquelle n'appartiennent que 9 % des Français1.

Ainsi, si l'on considère les dépenses que l'abonné à un service de streaming s'engage à consacrer à la musique chaque année, il rentre très certainement dans le club des 10 % de Français dont la valeur est la plus élevée en tant que clients de l'industrie phonographique2, ce qui devrait certainement lui valoir un meilleur traitement.

Un vrai changement de paradigme

Depuis la sortie de l'album Amok d'Atoms For Peace en février dernier, dont l'audience sur Spotify n'est certainement en rien comparable à celle des albums de Radiohead – qui n'ont d'ailleurs pas été retirés des plateformes de streaming -, Thom Yorke et Nigel Godrich ont cependant pu faire l'expérience des faibles revenus que génère le streaming pour des artistes émergents ou de niche dont la faible notoriété ne leur permet pas d'agréger des millions d'écoutes. Les quelques dizaines de milliers de vues des vidéos d'Atoms For Peace sur Youtube donnent la mesure de cette audience, et de la déception qui a pu être celle des membres du groupe à la réception des premiers relevés de Spotify.

Pourtant, Spotify ne reverse pas moins de royalties qu'iTunes à proportion de son chiffre d'affaires (70 % de ses revenus), mais le streaming introduit un changement de paradigme dans l'économie de la musique dont les effets sont d'une puissance bien plus élevée, en terme d'atomisation des revenus et de dispersion de l'audience, que lors de l'introduction du téléchargement à la carte. A travers le streaming, le consommateur de musique d'aujourd'hui accède à une offre pléthorique souvent de qualité et son attention, que la barrière du prix concentrait jusque là sur une dizaine ou une quinzaine d'artistes dans l'année, aura de plus en plus tendance à se disperser vers plusieurs dizaines voire centaines d'entre eux, au gré des algorithmes de recommandation et de programmation de nouvelles radios personnalisées et interactives, des sollicitations de son réseau social et des échanges de playlists qui deviennent peu à peu son lot quotidien.

Un autre effet de ce changement de paradigme est qu'en lieu et place de la rétribution immédiate que les artistes ou les labels tirent de la vente d'un album ou d'un single, qui leur permet d'envisager une rémunération décente et un retour sur investissement à court terme, indépendamment du nombre d'écoutes qui en découleront, la micro-monétisation de chaque écoute par les plateformes de streaming renvoie cette perspective aux calendes grecques pour la majorité d'entre eux. Certes, le cycle de vie d'un album ou d'une chanson en tant que produits, et la période pendant laquelle ils sont susceptibles de générer des revenus, s'en trouvent prolongés ad aeternam sur Spotify, quand ils n'étaient bien souvent que de quelques semaines, ou dans le meilleur des cas de quelques mois, dans la distribution physique ou en téléchargement, pour l'essentiel du chiffre d'affaires susceptible d'être réalisé.

Le streaming est d'ailleurs susceptible de rapporter bien plus sur toute la durée de ce cycle de vie que les ventes de CD ou en téléchargement, qui en général s'effondrent très vite après le pic qui suit la sortie d'un album. Mais pour les artistes émergents ou à la notoriété plus confidentielle, et pour de nombreux labels indépendants qui ne disposent pas d'un fond de catalogue très étoffé, les délais introduits renvoient au très long terme, et ne sont bien souvent plus viables d'un point de vue économique.

Effets pervers

D'une certaine manière, le streaming conjugue aujourd'hui deux effets pervers : celui d'une longue traîne qui bénéficie surtout aux distributeurs et aux agrégateurs de gros fonds de catalogue ; et celui d'un marketing de masse hérité du passé qui perdure toujours malgré la montée en puissance des réseaux sociaux et des systèmes de recommandation dans la préconisation musicale, lequel bénéficie d'abord aux gros vendeurs de hits. Thom Yorke et Nigel Godrich, qui découvrent l'envers du décor avec Atoms For Peace, ont bien raison de s'en alarmer ; et se gardent bien, pour les mêmes raisons, de réclamer le retrait des albums de Radiohead des plateformes de streaming, qui permettront de les monétiser encore longtemps (à eux seuls, les 10 titres de Radiohead les plus écoutés sur Spotify totalisent à ce jour 32,6 millions d'écoutes), alors que leurs ventes physiques et en téléchargement sont probablement devenues insignifiantes aujourd'hui.

Un autre effet pervers du streaming est que, les barrières à l'entrée sur des plateformes comme Spotify étant peu élevées, beaucoup moins en tout cas que ne l'étaient celles de la distribution physique, le nombre de candidats à la visibilité est susceptible de croître de manière exponentielle, et la part de marché à laquelle chacun d'eux peut prétendre, de se réduire proportionnellement. Les fortes perspectives de croissance du streaming, si elles se concrétisent dans les années à venir, ont peu de chances, en l'état, de changer cette donne, d'autant que le marché de la musique se mondialise à tout va, ce qui promet d'accentuer encore plus l'atomisation des revenus et la dispersion de l'audience sur toute la longueur de la traîne, au delà de leur très forte concentration sur une minorité d'artistes et de références, toujours conditionnée par l'accès aux médias de masse.

Dans leur stratégie de développement à l'international, qui vise à les faire bénéficier d'économies d'échelle sur leurs coûts marketing et opérationnels – ce qui est certainement le moyen le plus rapide pour elles de parvenir au seuil de rentabilité, les plateformes de streaming se soucient peu de corriger ces effets pervers. Ce n'est pas leur priorité, comme ce n'est pas celle des quelques acteurs de l'industrie phonographique entre les mains desquels promet de se concentrer à terme l'essentiel du marché si rien n'est fait pour y remédier.

Le spectre de la cannibalisation

Le streaming a certes bien des vertus. Dans les pays du Nord de l'Europe, il a constitué un véritable rempart contre le piratage en ligne, comme le met opportunément en évidence une étude que vient de publier Spotify sur les Pays-Bas3, réalisée par son économiste maison Will Page, transfuge de la société d'auteurs britannique PRS For Music. En Suède et en Norvège, le streaming a également permis à l'industrie phonographique de renouer avec la croissance au cours des deux dernières années. En valeur, il a représenté l'an dernier 57 % d'un marché norvégien de la musique enregistrée en hausse de 6,7 %, et fut le principal facteur de la croissance (+ 17 %) enregistrée dans ce pays au premier semestre 2013, avec une part de marché de 66 %.

Cette embellie liée au streaming, cependant, a cannibalisé fortement le marché physique norvégien, en baisse de 29 % au premier semestre, ainsi que celui du téléchargement, qui a reculé de 21 % sur la période. En Suède, sur un marché en hausse de 18,7 % en valeur l'an dernier, après quatre ans de forte croissance du streaming, le téléchargement ne représentait plus que 9 % des ventes numériques, contre 62 % en 2008, avec un marché physique qui a perdu plus de la moitié de sa valeur dans l'intervalle.

Si l'on s'inscrit dans une perspective où le streaming a toutes les chances de devenir un mode dominant de consommation de la musique dans les années à venir sur de nombreux marchés, ces indicateurs, conjugués aux effets pervers mis en évidence précédemment, ont de quoi alarmer la majorité des artistes émergents ou de niche et des labels indépendants, pour qui les ventes physiques et en téléchargement constituent, encore aujourd'hui, la seule perspective de rémunération décente ou de retour sur investissement à court terme.

A la conquête des marchés de niche

Dès lors, se pose la question de savoir comment faire en sorte que le streaming devienne un écosystème viable pour toute la diversité des acteurs du marché, à commencer par ceux qui sont les plus fragilisés, voire menacés de disparition, par le changement de paradigme économique qu'il introduit. Quelques soient les pistes à suivre, et elles sont nombreuses, elles nécessiteront, de la part des plateformes de streaming, beaucoup plus d'ouverture à la segmentation des offres d'abonnement sur toute l'échelle du consentement à payer, de manière à permettre aux acteurs du marché d'adresser une multitude de niches, au delà des 10 % à 20 % de consommateurs susceptibles de souscrire aux offres généralistes actuelles.

Elles nécessiteront également leur ouverture au développement d'un marché B2B permettant à une multitude d'acteurs tiers, et aux labels ou aux artistes eux-mêmes, de développer leurs propres offres d'abonnement ou d'applications musicales intégrant différents niveaux premium et autres dispositifs de vente croisée – de tickets de concert, de merchandising, etc. -, en s'appuyant sur leurs infrastructures pour délivrer leur service, sur les mobiles comme sur Internet. C'est probablement le seul moyen de redonner aux labels et aux artistes le contrôle du marketing et du pricing de leur musique, de leurs fichiers clients et des moyens de les fidéliser ; et de leur permettre de retrouver des perspectives de retour sur investissement à court terme.

S'ils veulent apporter leur soutien à toute la diversité de l'offre musicale, les pouvoirs publics auront un rôle crucial à jouer dans ce domaine, au delà de l'organisation d'une véritable concertation sur le sujet entre les différents acteurs de la chaîne de valeur : en terme d'aides ciblées, certes, mais également de mise en œuvre de dispositifs permettant de favoriser l'investissement privé dans l'innovation au service du secteur indépendant - et dans la production indépendante elle-même, ce qui fait probablement le plus défaut aujourd'hui.

1) 42 % des Français n'achètent jamais aucun CD, 48 % en achètent de 1 à 5 par an, 9 % de 6 à 15 par an, et 1 % en achètent 20 ou plus

2) Selon les chiffres du BPI Yearbook 2012, portant sur le marché anglais, 20 % des acheteurs de musique britanniques dépensent £118,26 par an en moyenne, quand la dépense moyenne des 80 % restant n’est que de £1,43. Ainsi, 10 % des acheteurs de musique représentent 45 % des dépenses pour l’achat de musique au Royaume Uni, et 48 % de ces dépenses dans le numérique.

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