Le rapport Phéline entre les lignes (épisode 2)

Missionné par le ministère de la Culture pour établir un état des lieux du partage de la valeur dans la musique en ligne en France, le conseiller-maître à la Cour des comptes Christian Phéline a rendu cette semaine un rapport extrêmement riche et détaillé. Il constitue une somme inédite sur le sujet, destinée à orienter la rédaction du projet de loi d’orientation sur la création. Deuxième examen de ses conclusions, sur le partage de la valeur entre producteurs de musique et éditeurs de services en ligne.

C’est dans la droite lignée d’un rapport Lescure réaffirmant, en cas d’échec d’une régulation volontaire, la perspective d’un recours à des formes de gestion collective obligatoire pour réguler un secteur de la musique en ligne menacé par des déséquilibres économiques majeurs, que s’inscrit la tentative d’objectivation, par la mission Phéline, des relations économiques entre producteurs de musique et éditeurs de services numériques. Et c’est sur un bilan pour le moins mitigé de la première tentative de régulation concertée entre ayant droit et plateformes, qui avait abouti en 2010 à la signature des « 13 engagements » de la mission Hoog, que s’ouvre son rapport. « Si elle a permis d’établir de manière concertée et contradictoire un premier bilan des pratiques contractuelles potentiellement conflictuelles, la voie de négociation volontaire frayée par la mission Hoog s’est en définitive avérée peu productive », affirme t-il.

Vieux démons, nouvel enfer

A la nuance près de « certains progrès partiels », les principaux engagements pris à cette occasion par les producteurs n’ont pas véritablement été respectés, constate le rapport, qu’il s’agisse de la publication des conditions générales de vente de ces derniers, ou de toute la lumière qui devait être faite sur les conditions d’avances, minima et parts de marché garantis qu’ils exigent des plateformes ; lesquelles ont eu beau jeu de dénoncer devant la mission, par la voix de l’ESML (Syndicat des éditeurs de services de musique en ligne), « des conditions exorbitantes par rapport à la réalité du marché », porteuses d’une « fermeture du marché aux nouveaux entrants ».

Les avances et minima garantis exigés des plateformes « se justifient par la nécessité d’obtenir des garanties financières de la part des éditeurs de services de musique », font valoir les principaux syndicats de producteurs. Les éditeurs de services admettent pour leur part le besoin des producteurs de se prémunir ainsi contre la prolifération de projets dont la viabilité n’est pas assurée ; mais ils dénoncent le fait que cette pratique « impose des niveaux d’exigences financières qui ne reflètent que la prédominance de négociation des principaux détenteurs de catalogues et restent sans rapport avec les recettes d’exploitation raisonnablement atteignables ».

Jérôme Giachino, dirigeant de Starzik, souligne que ces avances et minima garantis « sont inutiles et contre-productifs sur des clients fidèles, techniquement et économiquement fiables dans le temps », et que la perpétuation de ces pratiques « n’est pas propice au développement domestique des plateformes comme à leur déploiement stratégique à l’international ». D’où sa revendication de « limiter le recours aux avances et minima garantis aux trois premières années de démarrage d’une plateforme, avec un taux maximal degressif » ; et celle, de l’ESML, de plafonner tout revenu minimum indépendant du chiffre d’affaires, que les éditeurs de services jugent légitime de garantir aux ayant droit, « dans des conditions préservant la viabilité des services de musique en ligne ».

Distorsions de concurrence

Les pratiques susceptibles de déséquilibrer le marché que dénonce l’ESML sont essentiellement imputables aux trois majors du secteur, qui pèsent de tout leur poids dans les négociations. « La détention d’un fonds de catalogue considérable [leur] assure une rente de situation extrêmement profitable », souligne l’UPFI (Union des producteurs français indépendants) dans un livre blanc cité dans le rapport. Et « l’effet de prédominance économique des majors est encore aggravé par la position conjointe qu’occupent les mêmes groupes internationaux à travers leurs filiales d’édition musicale ». Face à elles, les producteurs indépendants ne font pas le poids, et subissent une inégalité de traitement dans le partage de la valeur avec les plateformes. Malgré de récents progrès, il y aurait « d’importantes disparités dans les conditions que les différentes catégories de producteurs obtiendraient [...], notamment du fait des clauses inégalement favorables d’avances ou de minima garantis », observe ainsi le rapport sur la base des indications recueillies.

En France, les filiales des trois majors s’abritent derrière l’internationalisation croissante des négociations, qui rendrait caduques les « 13 engagements » Hoog, signés à une échelle nationale. Ce mouvement a pour corollaire une internationalisation des plateformes, dans des conditions de marché qui ne favorisent pas l’éclosion d’une économie locale de la musique en ligne. En témoigne le fort taux de mortalité des plateformes de musique en ligne françaises enregistré ces dernières années et souligné dans le rapport : quatre dépôts de bilan ; une douzaine de cessations d’activité ; et une demi-douzaine d’entreprises en difficulté. « Il est normal qu’un marché en voie d’essor et de structuration s’avère assez discriminant entre des modèles économiques ou des projets entrepreneuriaux inégalement viables ou qui ne rencontrent pas leur public. […] L’ampleur de la mortalité observée en quelques années parmi les plateformes d’origine nationale et le nombre de celles qui sont aujourd’hui en difficulté plus ou moins sérieuse paraissent cependant excéder cet effet d’éviction concurrentielle », estime l’auteur.

« Si les acteurs nationaux disparaissent du marché numérique, la culture française sera “provincialisée”, avertit l’ESML : toutes les décisions commerciales (conditions tarifaires, marketing, exposition) seront prises à l’étranger, et l’exception culturelle ne sera plus qu’un slogan ». Le secteur de la musique en ligne fait ainsi l’objet d’une double distorsion de concurrence. D’une part, au sein même de la filière musicale, entre majors de la musique issues d’un « mouvement de concentration sans précédent » et labels indépendants ; et parmi les plateformes de musique en ligne, avec une prime à celles qui sont adossées à de grands groupes mondiaux ou richement dotées en capital, entre les mains desquelles menace de se concentrer à terme l’essentiel du marché.

« La chose la plus surprenante n’est [...] pas l’unanimité avec laquelle est perçue cette menace d’hyperconcentration aussi patente et aux conséquences aussi désastreuses, remarque le rapport. Elle est plutôt que les représentants des principaux producteurs, soit s’y résignent, soit n’y voient pour seul remède qu’un accroissement des soutiens publics et, dans les deux cas, se refusent toujours à la moindre régulation de pratiques de marché qui concourent pour leur part à sa réalisation. »

Quel partage du gâteau ?

Les liens capitalistiques notoires qui lient certains producteurs à certaines plateformes ne font qu’ajouter au trouble : « La situation dans le partage de valeur des producteurs ne saurait en tous cas être réduite à des indicateurs immédiats d’exploitation pour ceux d’entre eux qui ont pris des intérêts financiers dans l’aval de la filière, propres à leur donner accès soit à d’importantes plus-values de court terme, soit à une participation au futur retour sur investissement des plateformes », considère le rapport. Cette réserve étant faite sur une situation qui suscite une forte disparité entre producteurs, la mission Phéline n’a pu que mesurer la distance qui sépare la conception que se font producteurs et plateformes d’un partage équitable de la valeur sur le marché de la musique en ligne.

La part de chiffre d’affaires hors taxes reversée par les plateformes aux producteurs – ou à leur intermédiaire – tend à s’établir autour de 60 % à 70 % aujourd’hui, pour le streaming comme pour le téléchargement. Un taux dont semblent s’accommoder les majors « comme d’un moindre mal », indique le rapport. Mais l’UPFI s’inscrit dans un scénario qui verrait la marge brute des plateformes fondre de près de moitié à l’horizon 2018, pour s’établir à 15 %. Ce partage de la valeur est jugé acceptable par le syndicat de labels indépendants « du fait de l’effet volume attendu d’une très forte croissance du nombre des abonnements » et « du passage des éditeurs de service du niveau d’investissement s’imposant à une start-up [...] à un besoin qui serait désormais plus léger ».

A l’opposé, et sous la réserve de minima garantis fixés à des niveaux réalistes, la norme visée par l’ESML est celle d’un partage à 50/50 entre plateformes et ayants droit. « Un tel taux est réputé correspondre à « la connaissance bien établie des modèles de services de musique en ligne », indique le rapport, et à la nécessité de sortir d’une situation déficitaire pour « préserver au service une marge opérationnelle indispensable à sa survie et à son développement » ; cette marge se répartirait entre « 15 % pour innover, 15 % pour promouvoir (investissement marketing), 15 % de frais de structures, 5 % de résultat avant impôt ».

Recours à la loi

Cet écart de perception augure mal des chances de succès de la voie négociée. « Plutôt que se concentrer sur les résultats nets d’exploitation déficitaires des plateformes, l’attention devrait plutôt se porter sur les perspectives très favorables de valorisation dont témoignent les considérables financements externes que ces mêmes acteurs réussissent à mobiliser », font valoir majors et labels indépendants. L’intérêt de cette remarque des producteurs est d’inviter « à un examen qui s’intéresserait aussi aux dimensions capitalistiques de la structuration du marché de la musique en ligne », reconnaît le rapport, qui n’en remet pas moins la balle au centre : « Au-delà d’un effet de bulle permettant d’éventuelles plus-values spéculatives, [ces financements externes] n’induisent de valorisation durable qu’à la condition qu’une exploitation favorable soit atteinte à délai raisonnable. »

Un recours judicieux à la loi peut être envisagé pour mettre tout le monde d’accord, considère le rapport, qu’il s’agisse de conforter l’issue d’une régulation négociée ou, au contraire, de suppléer en partie à son échec. Un examen approfondi du fonctionnement du marché par les autorités de la concurrence, que de nombreux acteurs de la filière appellent de leurs vœux, aurait par ailleurs la vertu, en amont, de mettre en évidence tous les obstacles à son essor, son ouverture ou sa fluidité : de la captation de valeur massive par les fournisseurs d’accès et les moteurs de recherche en aval ; à la domination du marché domestique par des acteurs internationaux qui réalisent l’essentiel de leur marge sur d’autres activités ; en passant par les exigences contractuelles des principaux détenteurs de catalogues, parfois sans rapport avec la réalité des exploitations…

« De telles caractéristiques et leurs conséquences sur l’économie des acteurs les moins puissants suffisent à expliquer les inquiétudes majeures qu’expriment la plupart d’entre eux sur les risques de brutale restriction de la diversité tant commerciale que culturelle dont peut être menacée à brève échéance cette activité », souligne le rapport. Mais en tâche de fond, c’est un réel combat de titans qui se dessine, entre des multinationales du divertissement qui s’opposent à tout ce qui pourrait venir contraindre leur gestion individuelle des droits, et de puissants acteurs de la musique en ligne adossés à des géants du net qui cherchent à bénéficier d'un maximum de régimes dérogatoires : comme celui de « l’hébergeur » Youtube, acteur à part entière du secteur, mais avec des conditions d’exploitation beaucoup plus avantageuses que celles de ses concurrents. Dans ces conditions, parvenir à une régulation équitable du marché à une échelle nationale constitue un défi d’autant plus difficile à relever.

Lire Le rapport Phéline entre les lignes (épisode 1)

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