Marie-Anne Ferry-Fall, ADAGP : « La gestion collective est typiquement l’outil adapté pour les diffusions massives d’œuvres »

Ferry FallMarie-Anne Ferry-Fall est à la tête de l'Adagp. La société des créateurs des arts visuels est au coeur de la polémique alors que la loi numérique d'Axelle Lemaire arrive pour son dernier passage devant les sénateurs à partir du 26 avril prochain. Liberté de panorama, indexation des images par les moteurs, sont les deux dossiers chauds de l'Adagp. Marie-Anne Ferry-Fall nous confie son analyse des deux problématiques, et comment la gestion collective à la base de l'Adagp peut être la solution la plus équitable, selon elle.

- Vous représentez les auteurs des arts visuels. Qui sont-ils, et que leur apporte l’ADAGP au quotidien ?

Le répertoire de l’ADAGP est constitué de plus de 30 disciplines des arts visuels : peinture, sculpture, photographie, design, architecture, art urbain (ou street art), affichistes, céramistes, vidéastes, auteurs d’installations, de performance… mais aussi, pour certains droits, les auteurs et dessinateurs de bande dessinée, de mangas, les dessinateurs de presse, les auteurs et dessinateurs jeunesse…

L’ADAGP est une Société de perception et de répartition des droits (SPRD), communément appelée Société d’auteurs et notre première mission est de gérer les droits d’auteur de nos membres directs (plus de 9 000 artistes et 2 000 successions) et des membres de nos 50 sociétés sœurs étrangères (plus de 110 000 artistes) lorsque leurs œuvres sont utilisées dans des livres, dans la presse, dans des œuvres audiovisuelles, sous forme de produits dérivés, diffusées sur Internet ou vendues sur le marché de l’art.

Pour les utilisateurs, l’ADAGP est le guichet pour obtenir les autorisations d’utilisation des œuvres et corrélativement, pour les auteurs, l’ADAGP est le moyen de s’assurer que l’utilisation des œuvres se fait avec leur accord et qu’ils en seront rémunérés. Beaucoup d’artistes nous disent combien les droits que nous leur versons sont importants pour eux, tant sur le plan financier que sur le plan de la reconnaissance. Au-delà de la gestion quotidienne des droits, nous avons bien sûr un rôle de défense des droits d’auteur des artistes, tant sur le plan national qu’européen ou mondial. L’ADAGP c’est aussi une forte action culturelle, une Banque d’Images afin que les artistes aient une vitrine de leurs œuvres, des conseils juridiques…

 

"Rien ne tient et l’acharnement de Wikimedia, qui ne compte ni son temps ni son argent sur le sujet, est tout à fait… surprenant."

- L’un des enjeux d’avenir des auteurs que vous représentez est l’exception de panorama, discutée aussi bien en France qu’au niveau européen : à votre avis, pourquoi ce sujet est-il arrivé sur le devant de la scène ?

Effectivement jusqu’à début 2015, l’exception de panorama était inconnue de tous et les œuvres situées dans l’espace public faisaient, comme les autres œuvres, l’objet d’une gestion paisible et consensuelle, à l’exception d’une tentative nocturne et surprise (on appréciera la méthode) du député Lionel Tardy, en décembre 2011, de créer une exception.

Au quotidien, la gestion des droits sur les œuvres dans l’espace public ne créait pas plus – ni moins – de difficultés que pour le reste du répertoire.

Puis nous avons vu le sujet être mis sur la table d’une part au parlement européen dans le rapport Reda et d’autre part par la secrétaire d’Etat au numérique Axelle Lemaire, suite à une photo de la Tour Eiffel éclairée, prise et postée par elle sur Twitter. Madame Lemaire s’est fondée sur deux remarques mettant en doute la légalité de ce post au regard du droit d’auteur sur la scénographie lumineuse, pour considérer qu’il fallait créer un « liberté » de panorama à l’occasion de son projet de loi pour une République Numérique…

Cela laisse perplexe à plus d’un titre : tout d’abord sur le fait que sur la base de 2 questions sur Twitter, on puisse décider de tout changer sans étude d’impact, sans contacter l’ADAGP pour connaitre l’état du droit et des usages en la matière et bien évidemment sans se renseigner, ne serait-ce qu’en consultant le site de la SETE (Société d’Exploitation de la Tour Eiffel) : Madame Lemaire aurait alors pu utilement savoir que ce tweet était autorisé car non commercial.

Non, un tweet, deux questions et on annonce qu’on va exproprier les auteurs de leurs droits. Cela interroge sur le sens des lois qui nous gouvernent. J’ai d’ailleurs, à l’époque écrit à Mme Lemaire pour obtenir une entrevue. Inutile de préciser que ce courrier doublé d’un mail n’a reçu aucune réponse.

Au-delà de la manière, sur le fond : est-il un instant imaginable que si Mme Lemaire avait photographié et posté un tableau exposé dans un musée, une planche de bande dessinée, un poème, et qu’elle ait eu (à raison cette fois) les mêmes remarques, elle aurait osé dire qu’il faut créer une exception aux droits d’auteur des peintres, auteurs de BD, poètes ?

Un coup d’œil sur Twitter et Facebook montre bien qu’il y a des milliers, des millions plus exactement, d’œuvres protégées postées sur les réseaux sociaux, de toutes les disciplines artistiques et que le scandale est que les plateformes n’ont pas à respecter les droits d’auteur du fait de leur statut d’hébergeur et que cette responsabilité est renvoyée aux internautes. Les dés sont pipés. Dès lors, Mme Lemaire peut s’indigner de devoir respecter le droit d’auteur ; mais alors, qu’elle s’emploie à changer cette règle des hébergeurs ou sinon, il va falloir créer une exception pour toutes les œuvres !

Au final, nous avons l’impression que ce sujet est monté de toutes pièces avec Wikimedia comme fer de lance alors qu’au quotidien, dans la gestion des droits, c’était un non-sujet. Nous avons rencontré Wikimedia France début 2015 pour leur proposer un contrat général portant sur tout le répertoire. Mais il nous a été dit qu’en vertu de la licence sous laquelle les images doivent obligatoirement – tout n’est pas libre chez les tenants du libre – être mises dans Wikimedia Commons, nous devrions accepter la modification des œuvres et la réutilisation par des tiers à des fins commerciales… Cela n’a donc pas abouti.

Tous les arguments qui sont mis en avant pour l’exception de panorama sont applicables aux autres œuvres : promotion et accès de la culture, sécurité juridique des particuliers qui postent des œuvres sur les réseaux sociaux, libellé des Conditions générales d’utilisation des réseaux sociaux, choix de la licence des images sur Wikipedia, « acceptation » implicite de l’auteur en plaçant son œuvre dans l’espace public, rémunération à la commande…

Rien ne tient et l’acharnement de Wikimedia, qui ne compte ni son temps ni son argent sur le sujet, est tout à fait… surprenant.  Ou alors ils ont un agenda caché. Ce serait une explication au fait qu’ils demandent de changer la loi française et la directive européenne plutôt que de changer la licence choisie en 2002 par Wikimedia. Curieuse hiérarchie des normes …

- Où en est le processus décisionnel en France en Europe au sujet de cette exception de panorama ?

En France, les députés ont introduit, à la faveur d’une voix d’écart en Commission Culture, une exception limitée aux utilisations par des particuliers et à des fins non-lucratives.

Même si sur le plan des principes cela est inacceptable, ce fut une obligation « politique » d’accepter cela car de nombreux députés se sont laissés convaincre par des contre-vérités disant qu’il était interdit de se prendre en selfie devant le viaduc de Millau.

Mais pour les artistes concernés, abasourdis devant la violence des attaques, ce fut le moyen de considérer que le sujet était purgé et de passer à autre chose. Rappelons que cette exception est gratuite, sans aucune contrepartie.

Aujourd’hui le Projet de loi pour une République Numérique est en lecture unique au Sénat puisque la procédure d’urgence a été déclarée et les débats commenceront en plénière le 26 avril.

En Europe, le sujet fait l’objet depuis peu d’une consultation publique de la Commission Européenne qui annoncera à l’automne ses intentions.

 

"Quelque chose cloche dans cette vision du monde"

- Jean-Marie Cavada avait expliqué il y a quelques mois que selon lui une exception de panorama généralisée - c’est-à-dire applicable aussi aux usages commerciaux des oeuvres - était uniquement favorable aux « monopoles américains ». Qu’en pensez-vous ?

Il a totalement raison de dire que la dérégulation fait le jeu des plus gros, et cela est vrai quelle que soit leur nationalité. L’Internet, en s’affranchissant des règles organisant le reste du monde, a constitué des monopoles incroyables. Et cela entraîne que nous devons tout adapter au fonctionnement de ces géants, sauf à se voir taxer de passéiste. Toujours cette querelle des anciens et des modernes sauf qu’elle conduit à prendre aux artistes européens pour complaire aux règles des plateformes qui génèrent des milliards. Quelque chose cloche dans cette vision du monde. Et l’on constate que des entités comme Wikimedia sont des alliés objectifs desdites plateformes et utilisent l’audience et la sympathie engendrée par Wikipedia pour arriver à leurs fins.

- L’un autre des grands enjeux pour les auteurs visuels et graphiques est l’absence de rémunération en provenance des moteurs d’images. L’ADAGP se bat actuellement pour obtenir cette rémunération : pourtant les moteurs d’images ne sont-ils pas des plateformes, et donc irresponsables du contenu qu’ils contiennent ? Pourquoi cette rémunération est-elle nécessaire selon vous ?

Non, les moteurs de recherche d’images non sont pas des (faux) « hébergeurs »  car pour cela, il faudrait qu’ils stockent les contenus à la demande des utilisateurs, nous dit la directive européenne e-commerce. Or, Google et Bing sont actifs et vont chercher avec leurs robots les éléments qui composent les sites. Cela entraine une qualification juridique différente qui permet de leur demander de respecter le droit des auteurs. Il y a trois jurisprudences (l’une de la Cour de justice de l’Union européenne, l’autre provenant de la Cour de Cassation, la troisième d’une cour d’appel) qui sont souvent mises en avant pour expliquer que les moteurs de recherche sont hébergeurs. Ce n’est pas possible de le faire ici mais il n’est pas difficile de démontrer que dans les deux premiers cas, la décision des juges ne peut pas être interprétée dans ce sens.

Au-delà des analyses juridiques, les moteurs de recherche d’images sont aujourd’hui la plus grande banque d’images du monde, allant dans la profondeur des serveurs mettre à disposition des fichiers Image en haute définition (que sans eux l’internaute n’aurait pas trouvé), offrant ces œuvres au mépris non seulement des auteurs mais aussi des sites sur lesquels les images sont diffusées : les moteurs de recherches affichent les images sans les mentions de paternité pourtant présentes sur les sites, sans générer d’audience et donc de revenus aux sites (et aux auteurs puisque les droits sont indexés sur le nombre de pages vues), etc.

Les agences photos en souffrent terriblement. Tous, nous voyons les acheteurs habituels des images et donc ceux qui payaient des droits, se tourner vers les moteurs de recherche pour y puiser les fichiers qui permettront d’illustrer toutes sortes de publication s.

Nous avons récemment vu dans un ouvrage une image créditée « Google Image » ! ce n’est que le début.

Et la situation de monopole est telle que demander à ne plus être référencé serait une mort numérique.

Il est juste juridiquement mais surtout équitable moralement et économiquement que les moteurs de recherche versent des droits aux auteurs de ces images, et à leurs agences le cas échéant, puisqu’ils font des actes de reproduction de ces œuvres.

- Vous aviez approuvé le compromis atteint à l’unanimité au Sénat en février sur ce sujet : quel en était le contenu ? Pourquoi le ministère de la Culture a-t-il estimé par la suite que ce compromis n’était pas acceptable ?

Les sénateurs ont souhaité instaurer, dans le cadre du projet de loi Création, Architecture et Patrimoine, un paiement de droits par les moteurs de recherche auprès des sociétés d’auteurs pour rémunérer l’ensemble des œuvres. Le mécanisme est très proche de celui qui, en matière de photocopie, permet depuis 1995, dès lors qu’un livre est publié, de collecter, via une SPRD agrée, des rémunérations pour un ensemble très vaste d’œuvres.

La gestion collective est typiquement l’outil adapté pour les diffusions massives d’œuvres.

Le ministère de la Culture n’y a pas été favorable dans un premier temps car le texte du Sénat manquait de précision, notamment sur la définition de ce qu’est un moteur de recherche. De même, la question s’est posée de l’incidence des décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne en matière de droit de communication au public. Et enfin, le ministère s’est interrogé sur la nécessité de notifier le texte à la Commission européenne et l’incidence sur l’agenda parlementaire du texte.

Le texte a évolué, nous avons eu des échanges montrant au ministère que le respect des règles européennes n’empêchait pas la reconnaissance du dispositif. Il y a quinze jours, une vingtaine d’organisations des arts visuels a demandé à la ministre de soutenir le projet. C’est le silence pour le moment mais un refus serait incompréhensible par les auteurs.