Les accusations sidérantes du Corriere della Sera sur le prétendu ordre de Nicolas Sarkozy d'assassiner Mouamar Khadafi amènent une question de bon sens : est-ce vraiment un hasard que ce "scoop" digne d'un épisode de la série "24 " soit sorti dans un journal représentant depuis des décennies la voix des industriels italiens, dont un nombre faramineux sont d'ailleurs actionnaires du groupe Rizzoli, qui a pour filiale-phare le Corriere lui-même ? Ces mêmes industriels, qui avaient tiré énormément du régime Khadafi, ont besoin se refaire une santé auprès du nouveau régime libyen. La décrédibilisation des "sauveurs" français leur est bien utile.
Quelle étrange expérience que de lire des articles soutenant qu'un ancien président de la République française - aussi critiqué ait-il été pendant son règne - aurait commandité l'assassinat de l'ancien président d'un autre pays, et ce grâce à l'appui sur place d'un agent français ! C'est pourtant bien ce qui nous est arrivé à tous le week-end dernier, après la trainée de poudre répandue par un article du Corriere della Sera, arguant que des "sources crédibles" lui avaient confié que Nicolas Sarkozy aurait été directement à l'origine de la mort de Khadafi. Il s'agit, faut-il le souligner, d'une accusation d'une extrême gravité et d'une portée rarement égalée. Ce type d'information aurait pu se retrouver aisément dans le Daily Mail sans que personne n'y attache trop de sérieux; le quotidien britannique est d'ailleurs le premier journal en dehors d'Italie a avoir repris la nouvelle du Corriere (suivi par le Daily Telegraph également). Et pourtant, le Corriere della Sera n'est pas une feuille de choux sensationnaliste, mais un journal respecté par l'intelligentsia industrielle transalpine, qui jouit d'une bonne réputation à l'international.
Le gâteau libyen : une vieille histoire
Le Corriere della Sera, basé à Milan, répand son libéralisme saupoudré de social-démocratie parmi les pontes qui figurent non seulement parmi ses abonnés, mais aussi dans l'actionnariat de sa maison mère. Que du beau monde dans Rizzoli, devenu RCS (Rizzoli Corriere della Sera) Mediagroup : Mediobanca (14%), Fiat (10%), Pirelli (5%), Benetton (5%), Dorint (5%), Intesa Sanpaolo (5%), Banco Popolare (5%), Generali (3%). Bref, un panel magistral d'industriels italiens qui se retrouvent régulièrement grâce au groupe RCS.
Ces mêmes industriels italiens ont vécu jadis une belle histoire avec la Libye de Khadafi, vendant leurs produits et services, et achetant le pétrole et le gaz libyen à prix négociés. La Libye parlait leur langue puisqu'elle avait été colonisée par l'Italie au début du 20ème siècle, et qu'elle n'en gardait, finalement, pas de si mauvais souvenirs. D'ailleurs durant cette période coloniale, l'Italie avait tout compte fait relativement peu tiré financièrement de la Libye, car - pas de veine ! - les gisements de pétrole y avaient été découverts dans les années 50, soit plus de dix ans après que l'Italie ait du lâcher le pays à la France et au Royaume-Uni suite à sa défaite de la seconde guerre mondiale. La France et le Royaume-Uni eux-mêmes avaient du libérer la place après la déclaration d'indépendance en 1951. Bref, autant dire qu'à partir de 1956, année de la découverte d'un premier gisement, et encore plus à partir de 1959, où il devint clair que les réserves en hydrocarbures de la Libye étaient pharaoniques, le pays fut courtisé sans relâche par Londres, Paris et Rome. Sans oublier les Etats-Unis, qui y avaient par ailleurs contribué à la découverte de l'or noir grâce à leurs moyens techniques.
Les industriels italiens détrônés par la France
Durant l'ère Khadafi, chacun avait donc posé ses pions, et - bon an, mal an - avec des contrats Fiat par-ci et des affaires avec Eni par-là, les industriels italiens, soutenus de manière intensive par leurs diplomates locaux et leurs politiciens nationaux, se sont pas mal débrouillés. Ils avaient donc beaucoup à perdre de la révolution libyenne, et d'ailleurs Berlusconi avait été plus que réticent à soutenir les efforts de l'OTAN contre le régime Khadafi. Il faut le dire, sous Khadafi, les Italiens s'étaient probablement beaucoup mieux débrouillés que les Français, et ce malgré les efforts de Georges Pompidou, François Mitterrand, Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy afin de renverser la vapeur. L'Express, faisant le point en 2011 sur les promesses faites par Sarkozy lors de la vistite de Khadafi de 2007, remarque que "en décembre 2007, l'Elysée promet une dizaine de milliards d'euros de contrats signés. Une somme loin de la réalité au final." Toujours est-il que, encouragés par un régime libyen prêt à acheter et être acheté, la confusion des genres entre le politique - le gouvernement - et l'économique - les industriels - était extrêmement forte dans les relations entre la France, l'Italie et même le Royaume-Uni d'un côté et l'équipe de Khadafi de l'autre. Elle se poursuit aujourd'hui avec le nouveau régime libyen, dans lequel les Français ont un peu plus le dessus, puisqu'ils ont, contrairement à l'Italie, soutenu la transition politique du pays de manière flamboyante.
Que le politique décide de soutenir l'industrie nationale en lui servant de VRP est une chose... mais que la presse poursuive l'effort des politiques en ce sens en est une autre. Pourtant, avec la Libye, c'est devenu une habitude : une grande partie de la presse française l'avait montré lors de la visite de Khadafi de 2007 en s'enthousiasmant pour les possibles retombées financières de l'affaire. Et l'on peut légitimement se demander si le scoop du Corriere della Sera n'est pas, de manière extrêmement tapageuse, dans cette veine du journalisme qui aide à arrondir les angles afin de soutenir les intérêts industriels nationaux. En cela, le fait que l'article italien mette peu de bémols à son histoire, qui est pourtant digne d'un roman de LeCarré et fait apparaître le FBI de Hoover comme des enfants de choeur est extrêmement révélateur.
Peu de bémols pour une symphonie improbable
Il est indéniable que dans son article du Corriere, Lorenzo Cremonesi ne prend pas de gants, et renforce l'impression que la thèse qu'il soutient s'est probablement réalisée. Le journaliste introduit d'ailleurs son article en rappelant que la thèse selon laquelle Sarkozy aurait commandité l'assassinat de Khadafi avait déjà été soutenue publiquement par Jibril, ancien premier ministre du Conseil National de Transition libyen, lors d'une interview à Dream TV. Il ajoute avoir une autre source "de Benghazi" qui corrobore cette version... Mais le journaliste passe sous silence que Jibril a tout intérêt à soutenir cette thèse, puisque, depuis, les islamistes l'ont supplanté au gouvernement libyen. Les mêmes islamistes qui se targuent d'avoir assassiné Khadafi eux-mêmes... Ainsi, pour Jibril, dire que Sarkozy a donné l'ordre d'assassiner l'ancien "chef suprême", c'est dire que ses opposants islamistes sont en fait des pantins de la France. Pourtant de cette tension politique, le Corriere ne pipe mot.
De plus, reprenant les affirmations publiées par Médiapart pendant la campagne de mai dernier, le Corriere souligne l'intérêt de Sarkozy à éliminer un Khadafi qui l'avait menacé, en 2011, de faire sortir des "secrets" sur le financement de la campagne présidentielle française de 2007. Ces "secrets", comme tout le monde le sait, seraient que Khadafi aurait financé la campagne de Monsieur Sarkozy à hauteur de plusieurs dizaine de millions d'euros, ce que l'intéressé à toujours nié. Quoi qu'il en soit, encore une fois, le Corriere s'arrête en chemin et ne prend pas la précaution de souligner que ces mêmes "secrets", si tant est qu'ils existent vraiment, n'étaient pas connus seulement de Khadafi. Armin Arefi l'a d'ailleurs clarifié dans son exellent article du Point : d'après Hasni Abidi, politologue spécialiste de la région, Seif el-Islam, fils de Muammar Kadhafi ainsi que el-Senoussi, son ex-chef des renseignements seraient au courant d'au moins 90 % de ses dossiers secrets et sont toujours bien en vie, en attente de leur procès.
Le moins que l'on puisse dire c'est donc bien que le Corriere n'a pris aucune pincette pour présenter la théorie du meurtre commandité par Sarkozy et ce malgré l'énormité des allégations. S'il n'est pas pas question de supposer que le journaliste et la rédaction ont été manipulés, on ne peut pas non plus ignorer que, comme tout média d'ailleurs, ils ont opéré dans un certain contexte. Et la frustration des industriels italiens - voire même des Italiens dans leur ensemble - suite à la révolution libyenne, et peut-être leur impression d'avoir été spoliés par les Français dans cette histoire, font évidemment partie de ce contexte. L'atmosphère liée à cette situation est particulièrement prégnante pour un journal comme le Corriere, qui fait partie d'un groupe dont les performances financières ne sont pas brillantes, et dont certains des actionnaires, qui sont le fleuron de l'industrie italienne, n'ont pas bonne mine non plus. Marquer un point contre la France pour tenter de retrouver les faveurs du pays qui a le PIB le plus élevé d'Afrique par habitant était tentant. Ils l'ont fait.