Lancée par la ministre de la Culture Aurélie Filippetti pour établir un nouvel état du partage de la valeur dans la musique en ligne, après le précédent rapport publié en 2011 par l'Hadopi, la mission Phéline, qui mène déjà ses auditions tout azimut, doit se pencher plus avant sur la rémunération des artistes, et se prononcer sur la pertinence d'instaurer un régime de gestion collective des droits voisins des producteurs sur Internet. Au delà d'un partage de la valeur équitable, la gestion collective, qui rencontre une opposition farouche des producteurs, peut néanmoins, sous certaines formes, favoriser à la fois la régulation et le développement du marché.
Partie 3 - La rémunération des artistes en question
Selon une étude réalisée pour l'Adami par le cabinet SB2 Consulting, à partir de l'analyse de 662 contrats d'artistes signés entre 2009 et 2012, les conditions de rémunération des artistes-interprètes dans l'environnement numérique tiendraient toujours compte d'un certain nombre d'abattements contractuels en vigueur dans l'environnement physique, et qui ne seraient plus justifiés sur Internet. Faute de tenir compte de la baisse des coûts supposément induite par la distribution numérique (de fabrication, de stockage, de livraison, ou de gestion des retours d'invendus), elles leur seraient en outre beaucoup moins favorables que celles dont ils bénéficient dans l'environnement physique, avec, en bout de course, des taux de royalties nets de l'ordre de 4 % à 6 %, et non plus de 8 % à 10 %.
Dans un communiqué publié en réaction à la publication de cette étude, le SNEP s'inscrivait en faux contre ses conclusions. Observant que « la marge nette du producteur est inférieure dans le domaine du numérique par rapport à celle dégagée dans le cadre de la vente de supports physiques », le syndicat de producteurs faisait valoir que le taux de rémunération de l'artiste-interprète se maintient, mais sur une assiette qui diminue au détriment de l’ensemble des acteurs de la filière musicale, en raison de prix de vente inférieurs. En outre, ajoutait le SNEP, « la diminution des coûts de distribution sur Internet ne permet pas de compenser l’augmentation sensible des frais fixes supportés par les producteurs ».
Un marché encore en phase de transition
Dans son analyse du compte d'exploitation des producteurs de phonogrammes, lors d'une phase de transition qui voyait le numérique peser 20 % de leurs revenus, l'étude de l'Hadopi sur le partage de la valeur publiée en 2011 abondait déjà dans ce sens. « Nous pensons que les coûts de distribution ont connu une progression significative dans cette phase de transition », écrivaient ses auteurs, mettant notamment en avant le fait que malgré la baisse, en valeur absolue, des dépenses logistiques, commerciales et de marketing liée à la contraction du marché, ces dernières pesaient de façon plus significative, en valeur relative, sur le compte d’exploitation des producteurs. « La rentabilité du marché physique s’est fortement dégradée en raison de la baisse significative des prix de vente », observaient-ils, et « le marché du numérique nécessite l’investissement dans des savoir faire nouveaux et génère des coûts additionnels (numérisation, distribution, marketing) qui ne sont pas en rapport avec la taille actuelle du marché de la musique en ligne ».
Alors que sur un marché à 100 % physique, les producteurs parvenaient à dégager en moyenne une rentabilité - hors revenus des licences, rémunération équitable et copie privée - de l’ordre de 10% avant impôts, celle-ci n'est plus que de 1,4 % sur un marché de transition où le numérique pèse 20 % de leurs revenus, établissait le rapport de l'Hadopi. La croissance du numérique permet en revanche d'anticiper, à terme, une forte baisse des coûts de distribution, poursuivaient ses auteurs ; et sur un marché à 50 % numérique, les producteurs devraient renouer avec un taux de rentabilité moyen de l'ordre de 10 %, malgré des dépenses de marketing qui continueront certainement à progresser, en raison de coûts d’acquisition des clients et de maintien des ARPU (revenu moyen par utilisateur) toujours aussi élevés voire plus. Le numérique pèse désormais 30 % du marché de la musique enregistrée en France, selon les chiffres dévoilés par le SNEP sur les six premiers mois de l'année 2013, et non plus 20 % comme en 2011 ni encore 50 % ; c'est donc toujours dans un contexte de transition que promet de s'inscrire le nouvel examen, par la mission Phéline, du partage de la valeur sur le marché de la musique en ligne.
Toute prise de décision définitive, dans un sens ou dans l'autre, pourrait avoir des conséquences imprévisibles. Pour l'heure, la ministre de la Culture semble prêter une oreille attentive aux arguments des producteurs. « L'analyse présentée par l'Adami et sur laquelle reposent les propositions du rapport Lescure, aussi fiable soit-elle, ne permet pas de dresser un état des lieux exhaustif des équilibres économiques. De plus, les failles dénoncées par les producteurs dans cette étude ne permettent pas de [la] considérer comme base de réflexion unique », déclarait ainsi Aurélie Filippetti il y a quelques semaines, en réponse à une question du député PS Hervé Féron sur le partage de la valeur avec les artistes. Et de préciser que « le gouvernement tient à étudier très précisément les propositions faites par le rapport Lescure sur ce point, tout en mesurant dûment au préalable les impacts économiques qu'aurait, le cas échéant, la mise en œuvre d'une […] gestion collective obligatoire ».
Nouvel audit à venir
Un audit fourni par Universal Music France montre que, dans les contrats d'artistes et les contrats de licence du groupe, les taux de redevance seraient à peu près identiques dans le numérique et le physique et ne subiraient aucun abattement, a indiqué la ministre. Afin d'enfoncer le clou, le SNEP et l'UPFI ont missionné le cabinet Ernst & Young pour mener une contre-expertise, dont ils ne manqueront pas de mettre en avant les conclusions, si tant est qu'elles leur sont favorables, lors d'une première phase de régulation négociée à laquelle pourrait succéder, en cas d'échec, un rééquilibrage du partage de la valeur passant par une gestion collective obligatoire des droits voisins sur Internet.
La gestion collective, au demeurant, ne ferait que fixer un cadre dans lequel la question du partage de la valeur avec les artistes pourrait être réexaminée de manière récurrente. Ni la mission Phéline, ni le gouvernement, ne parviendront probablement à en venir à bout dans les mois qui viennent. La proposition alternative de Pierre Lescure, de fixer des taux de rémunération minimums des artistes sur Internet garantis par convention collective, ne traiterait qu'une partie du problème tant les lignes sont en train de bouger. Les maisons de disques elles-mêmes sont les premières à les déplacer, en signant des contrats à 360° avec les artistes qui instaurent un partage des revenus sur une assiette beaucoup plus large. Elle peut par exemple s'étendre, au delà des ventes de disques et de l'exploitation des enregistrements en ligne, aux revenus du spectacle vivant ou encore aux droits d'édition, avec des clés de répartition qui peuvent être très variables. La question de la répartition des revenus du numérique peut difficilement être traitée indépendamment de ce contexte global, dans lequel elle s'inscrit.
Des artistes au profil mouvant
Impossible de faire l'impasse, par ailleurs, sur les mutations profondes que connaît le profil des artistes eux-mêmes. Leur statut et leur environnement ont changé. A la fois artistes-interprètes, mais également, de plus en plus, auteurs, compositeurs, et parfois même co-éditeurs de leurs œuvres (à tel point qu'une proportion croissante des nouveaux sociétaires de la Sacem sont des artistes-interprètes), ils s'improvisent de plus en plus producteurs ou réalisateurs ; s'investissent dans de nombreux projets de collaboration à géométrie très variable ; doivent s'entourer de nouveaux partenaires professionnels et financiers ; et songer à diversifier leurs sources de revenus, tout en s'impliquant davantage dans le développement de leur carrière, dans le marketing de leur musique ou dans la gestion de la relation avec leurs fans.
Au profil de l'artiste maison bichonné par sa maison de disques, qui lui versait de confortables avances pendant des années afin qu'il puisse se concentrer sur la seule dimension artistique de son activité, succède celui d'un artiste-entrepreneur beaucoup plus autonome et indépendant, devenu un acteur économique à part entière de l'écosystème musical, qui doit faire preuve de nombreuses initiatives et peut prétendre, à ce titre, à un partage plus équitable de la valeur en sa faveur. C'est d'autant plus vrai qu'en amont de la signature d'un contrat avec un label ou une maison de disques, l'artiste doit avoir déjà fait ses preuves seul, créé lui-même le buzz sur Internet, constitué une base de fans consistante sur les réseaux sociaux, sans parler du nombre de vidéos vues sur Youtube qu'il doit pouvoir afficher. Il lui revient le plus souvent d'amorcer lui-même le développement de sa carrière, sur scène ou en empruntant les voies de l'auto-production, ce qui minimise les investissements et la prise de risque du label.