Faire de la marge et se développer rapidement grâce à des taxes peu élevées par rapport aux autres sociétés pourrait bientôt faire partie du passé des GAFA et autres géants internationaux du web. Dans un avenir qui se rapproche - notamment grâce à une décision récente de la Cour Suprême américaine - la notion de ciblage actif dans un pays pourrait bien remplacer le critère de l’établissement géographique, permettant ainsi, enfin, d’imposer les sociétés du web qui profitent du fait qu’elles sont installées ailleurs pour échapper à certains impôts aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.
Aux Etats-Unis, ce débat se limite à la «sales tax», équivalent de notre TVA, car l’impôt sur les sociétés est fédéral. En Europe, il est encore bien plus prégnant puisqu’il concerne aussi bien l’impôt sur les sociétés que la TVA, dont aucun des deux ne sont harmonisés au niveau européen.
Quoi qu’il en soi, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis, les autorités perçoivent de plus en plus négativement le fait que les anciens jeunes premiers du web comme Amazon ou Google banquent sur le fait que la loi fiscale soit fondée sur des critères d’établissement sur place pour payer moins d’impôts que les autres sociétés grâce à ce qui est désormais perçu comme des tours de passe-passe fiscaux. Le refus récent par la cour suprême américaine d’entendre un recours par Amazon contre une loi de l’Etat de New York permettant d’imposer la sales tax sur les ventes du champion de la vente en ligne est révélateur, et pourrait bien inspirer les juridictions et législateurs européens, en leur fournissant une bonne raison d’être enfin audacieux en la matière... Ce qui pourrait être bien plus facile que pour leurs homologues américains.
Ras-le-bol
Le ras-le-bol vis-à-vis du peu de taxes payés par les nouveaux venus du web se généralise. Et les efforts intenses de lobbying - et de chantage - des différentes sociétés concernées - Google, Facebook et Amazon ont tous une présence très notable de lobbyistes aussi bien à Washington qu’à Bruxelles - sont de moins en moins efficaces. Leurs arguments fondés sur la liberté de commerce, et sur le fait qu’il ne faudrait pas mettre des bâtons dans les roues de jeunes pousses innovantes, ne prennent plus.
Google, Amazon, Apples sont devenus grands, voire monstrueux, et il est désormais clair qu’ils ont fauché, et pour certains d’entre eux, complètement laminé le tissu local de distribution ou de publicité; et ce justement parce qu’ils payaient moins de taxes. Amazon ne payait jusqu’il y a peu la sales tax que dans l’Etat de Washington, où la société est basée, et dans les états américains où elle possède des entrepôts, détruisant ainsi la distribution locale de produits culturels, les libraires et disquaires locaux ne pouvant rivaliser contre un concurrent aussi léger et peu imposé.
Cour Suprême
Jusqu’il y a peu, la loi et la jurisprudence américaine donnaient raison à Amazon... la cour suprême ayant décidé dans un arrêt "Quill" de 1992 que les états ne pouvaient pas imposer la sales tax aux ventes de sociétés n’ayant pas de lien géographique avec celui-ci. Or cette jurisprudence Quill vient d’être interprétée très strictement par la Cour Suprême, qui n’a pas voulu entendre une requête d’Amazon contre la loi new yorkaise d’avril 2008 permettant de taxer les ventes de sociétés utilisant des agents basés dans le même état pour faire leur démarchage, et ce même si ces agents ne sont pas particulièrement actifs, mais se bornent à mettre un lien sur un site internet.
Ce faisant, la cour suprême a confirmé l’arrêt de la cour de NY qui confirmait la validité de la loi, le juge ayant souligné que «le monde a changé considérablement au cours des deux dernières décennies (depuis l’arrêt Quill NDLR) et il se pourrait que le test de la présence physique soit dépassé». Soulignant indirectement le fait que sous le régime précédent, certaines sociétés pouvaient décider, de manière préméditée, d’installer une présence physique dans des endroits où elles avaient relativement peu de ventes, afin d’y payer moins d’impôts, le juge a ajouté que «une entité peut désormais avoir un profond impact sur un autre état que celui où elle est implantée géographiquement simplement sur base de sa projection virtuelle grâce à l’internet».
Revirement
Cet arrêt et la décision laconique de la cour suprême qui s’y rattachent sont fondamentaux, et marquent un immense revirement dans l’histoire du web. Ils montrent un retrait de la notion de liberté d’entreprendre sur laquelle se fondés les GAFA dans leur lobbying, qui a pu selon les juges être galvaudée et mal utilisée, pour mettre en avant - un peu tard certes - la nécessité d’un «level playing field» entre entreprises du web internationales et entreprises locales - qu’elles soient sur le web ou non. Il n’est plus temps de se demander si ces sociétés auraient pu se développer comme elles l’ont fait sans ces distorsions de concurrence en matière fiscale... La réponse est probablement négative, mais qu’importe : ont leur a donné le bénéfice du doute et la liberté qu’ont aurait donné à des adolescents intelligents et précoces, et elles les ont utilisés de manière critiquable. Il s’agit donc d’agir, et les briques juridiques sont désormais en place pour le faire.
La nouvelle notion, pivot de ce raisonnement, est appelée "ciblage". Elle peut également être appelé «démarchage actif». Cependant, il conviendrait de la définir avec soin, et cela même si elle devait avoir différentes acceptions aux Etats-Unis et en Europe. Plus praticable juridiquement et politiquement que le critère de l’utilisation des données personnelles préconisé par le rapport Colin et Collin, le ciblage peut être démontré sans l’intervention de la société en question, surtout en Europe.
Différences linguistiques
En effet, aux Etats-Unis, où la langue est l’anglais partout et il est en conséquence difficile de démontrer qu’un site a vocation à cibler tout le monde, et les GAFA peuvent dire que les acheteurs ou clients d’autres états viennent à lui sans être démarchés... d’où le critère un peu alambiqué de la présence d’agents locaux dans la loi new yorkaise. Mais en Europe, où il coexiste différentes langues, et c'est un atout. Car lorsque Amazon fait l’effort de mettre en place un site en français, un autre en Allemand et un troisième en italien, et d’y mettre des produits locaux, il est alors hasardeux d'argumenter qu’Amazon ne cible que les clients francophones, germanophones et italophones basés dans l’état de Washington ...
Il y a fort à parier que les différents spécialistes de la fiscalité internationale, surtout en Europe, sont en ce moment même en train de digérer ce revirement américain pour le réutiliser à bon escient afin de taxer, enfin, ceux qui sont désormais perçus à juste titre comme des parasites ingrats par les économies locales. Le critère du ciblage pourrait d’abord apparaître dans un ou plusieurs droits fiscaux nationaux, que ce soit par la loi ou par la jurisprudence, puis au niveau européen, et, pourquoi pas, dans un futur pas trop lointain, remplacer la notion d’établissement stable préconisé par l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques.