Missionné par le ministère de la Culture pour établir un état des lieux du partage de la valeur dans la musique en ligne en France, le conseiller-maître à la Cour des comptes Christian Phéline a rendu cette semaine un rapport extrêmement riche et détaillé. Il constitue une somme inédite sur le sujet, destinée à orienter la rédaction du projet de loi d’orientation sur la création. Premier examen de ses conclusions, sur le partage de la valeur entre artistes et producteurs de musique.
Il aura fallu toute l'expertise d'un conseiller-maître à la Cour des comptes doublé d'un fin connaisseur de l'économie de la culture, et tout l'acharnement de Christian Phéline et de sa mission au fil des derniers mois, pour faire un tant soit peu la lumière sur la nature des relations contractuelles entre artistes et producteurs dans la musique en ligne, et démêler autant que possible l'écheveau qui les caractérise. C'est l'un des principaux apports du rapport Phéline remis cette semaine à la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, premier du nom mais cinquième du genre (après les rapports Zelnik, Hoog, « Engagement 8 » et Lescure).
Une absence totale de transparence
Le numérique, qui a ouvert la boîte de Pandore du partage de la valeur entre artistes et producteurs, n'est pas seul en cause, dans une situation qui apparaît, au fil du premier rapport à se pencher de manière aussi détaillée sur cette question, comme l'héritage d'un empilement historique et pour le moins anarchique de conventions et de strates juridiques, auxquelles s'ajoutent à la marge de nombreuses pratiques peu transparentes des producteurs. Le rapport Phéline en révèle quelques unes, qui vont d'une définition très variable et souvent peu lisible de l'assiette des revenus à laquelle s'applique le taux de royalties contractuel de l'artiste, en passant par une forêt d'abattements plus ou moins justifiés, ou les tentatives de certains producteurs d'obtenir le nantissement de la part de rémunération pour copie privée des artistes, afin de rembourser les avances sur royalties qui leur ont été consenties, en cas de ventes insuffisantes pour recouvrir la créance qu'elles constituent.
Ce n'est d'ailleurs souvent pas tant la nature même de ces pratiques qui pose problème, même s'il apparaît nécessaire de les encadrer et de questionner la légitimité de leur transposition dans l'environnement numérique, que l'absence totale de transparence dans laquelle elles s'exercent. Le rapport de la mission Phéline parvient à le mettre clairement en évidence ; y compris, d'ailleurs - et sans que les auditions menées n'aient permis de tirer véritablement les choses au clair sur ces points - en ce qui concerne la répartition ou non aux artistes des surplus d'avances versés par les plateformes qui ne sont pas recouvrés par l'exploitation réelle des catalogues, ou encore la prise en compte, dans le partage de la valeur avec les artistes, des multiples aides publiques et collectives dont bénéficient les producteurs, qui viennent minimiser leur prise de risque.
« Les représentants des artistes-interprètes contestent par ailleurs le recours croissant à des clauses visant à récupérer les avances qui leur sont faites sur des ressources extérieures à l’exploitation phonographique : spectacles, publicité, recettes issues des licences légales », note par ailleurs le rapport. Une remise en cause des contrats « à 360° », dont les producteurs tendent pour leur part à justifier le principe, quand ils ne s'évertuent pas à en nier l’existence ou l’ampleur, ou à minimiser les disparités qu'ils induisent.
Des études peu conclusives
Concernant l'état réel du partage de la valeur entre artistes et producteurs dans la musique en ligne, « la comparaison des études disponibles […] est rendue peu conclusive en raison du traitement différent et incertain qu’elles font des divers abattements plus ou moins justifiés qui pèseraient souvent sur le taux net de [royalties] pour les exploitations numériques », indique le rapport qui, sur ce point, invite l'Adami et l'UPFI à rapprocher leurs échantillons de contrats afin de procéder de manière contradictoire « à une évaluation de l’étendue de ces pratiques en matière numérique et de leur impact sur le taux net de rémunération des artistes ».
Dans ses conclusions, le rapport questionne directement, au vu des spécificités des exploitations numériques, la transposition pure et simple, « sous réserve du jeu des abattements », du taux de rémunération des artistes en usage sur le marché physique à la musique en ligne : « La pratique contractuelle devrait plutôt tendre à ce que le partage final de la valeur sur les nouvelles exploitations s’opère en référence à une justification objective et transparente de la part de charges fixes mise à la charge de ce segment du marché et des frais spécifiques qui lui sont objectivement imputables, et en prenant dûment en compte dans son assiette les aides à l’édition phonographique ainsi que les avances et minima garantis propres à l’exploitation numérique. [...] L’objectif serait de rechercher une rémunération des artistes qui soit spécifiquement redéfinie en référence aux conditions réelles d’exploitation des utilisations numériques. »
De nécessaires mesures législatives
Au regard des « écarts majeurs » qui subsistent dans la conception que se font les différents acteurs de la filière musicale de ce que devrait être un partage de la valeur équitable entre artistes et producteurs dans la musique en ligne, le rapport souligne « la nécessité de mesures législatives propres à mieux encadrer les pratiques contractuelles ». A ce titre, son auteur, qui n'était pas censé faire des recommandations expresses, fait néanmoins celle d'intégrer un certain nombre de ces mesures dans le projet de loi d’orientation sur la Création.
Parmi elles, figure notamment celle de « fixer des principes relatifs à la définition de l’assiette des rémunérations des artistes interprètes pour les exploitations numériques, aux recours aux abattements et aux obligations de compte-rendu » ; ou encore celle d'« encadrer le recours aux clauses de prélèvement sur des ressources des artistes interprètes extérieures à l’exploitation phonographique et les assortir de contreparties réelles ». Autant de dispositions auxquelles s'opposent farouchement les principaux syndicats de producteurs. L'instauration d'un régime de gestion collective obligatoire des exploitations en ligne de la musique, qui a encore moins leur préférence - et dont le rapport effectue une étude comparée des différentes modalités de mise en oeuvre imaginées par ses partisans -, ne serait qu'un ultime recours face à l'échec d'une régulation négociée de la rémunération des artistes-interprètes.