Nouvelle économie numérique : les rigidités sont du côté du Net

lolcatDans la confrontation entre les industries traditionnelles et le Web, ces premières sont bien souvent décrites comme inflexibles et le numérique comme un secteur dynamique et adaptable. A y regarder de près l'on constate que c'est l'inverse : les entreprises du web ont très peu fait leurs preuves en matière d'adaptation, réutilisant à l'envi les mêmes méthodes et les mêmes arguments, tandis que la culture ou les télécoms se sont systématiquement ajustées, aussi bien dans leur modèle économique que dans leurs méthodes de lobbying, dont l'efficacité à d'ailleurs tendance à agacer les rejetons du web.

Les industries de la hi-tech - et en particulier, Google, Amazon, et autres Yahoo tout comme Microsoft bien avant eux - essaiment depuis des années leur lobbying de manière systématique, psalmodiant à qui veut les entendre qu'il faut déréguler tous azimuts, au détriment s'il le faut des industries de contenu, des télécommunications et des consommateurs. Pourquoi ? "Because they are the future". La liste est longue de leurs exigences en échange de leur promesse non encore réalisée de rendre le monde meilleur : absence de responsabilité des plateformes, énervement face au droit au déréférencement, pressions pour limiter le droit d'auteur aussi bien en Europe qu'Outre-Atlantique, laïus systématiques pour soutenir que l'éradication de la "net neutralité" représente le Mal Absolu, et surtout, pressions locales et autres manipulations pour payer moins d'impôts que les autres. Après des années de recul - et la claire perte de mojo de sociétés telles que Google - force est de constater que cette polymorphie prétendue du web n'existe pas. Le web ne change pas la vie, a du mal à faire des marges décentes même avec de l'optimisation fiscale à outrance, et n'emploie pas suffisamment de monde que pour inverser les courbes de chômage. Et malgré cela, les sociétés du web continuent, sans relâche, de taper toujours le même tonneau avec les mêmes outils. Pendant ce temps, la culture - et aussi les télécoms - dont les seules exigences sont de conserver la mainmise sur leurs produits, leurs financements, et leurs réseaux, sont en train de s'adapter discrètement, et de marquer des points.

L'insoutenable coolitude du web

Le lobbying du web se construit grâce à une pyramide bien rôdée de legal affairs VPs en interne, d'organismes spécialisés à Bruxelles, San Francisco ou Washington, de blogs et autres "syndicats" de start-ups au garde-à-vous.  Pour le web, financer des blogs spécialisés tels que DisCo est bien utile pour avoir un flux de contenu "indépendant" et défendant leur position à citer dans les conférences. Il est bien vu aussi d'avoir financé des organismes spécialisés quand il ont besoin de briefs "amicus curiae", ces interventions "amicales" pour défendre l'une des parties devant les cours américaines, notamment quand elles sont attaquées par les industries de contenu ou les réseaux. C'est d'ailleurs arrivé récemment dans l'affaire opposant Google à Oracle, où l'Electronic Frontier Foundation a déposé un brief en faveur de Google. Avoir des "amis" que l'on soutient dans leurs affaires est également salutaire pour obtenir des coups de pouce médiatiques, comme on l'a vu ici quand Les Echos ont publié une tribune d'amis français de Google, ayant presque tous des modèles économiques dépendant du moteur.

Confusion néfaste entre géants et start-ups

L'un des objectifs premiers de ce lobbying est de montrer aux décideurs politiques que le web, c'est le dynamisme, l'avenir, la grande adaptation du monde. Et donc que les industries de contenu - et les réseaux de télécommunications - sont par opposition des dinosaures qui voudraient conserver l'ordre établi, et empêcher les géants du web et les petites start-ups fragiles qu'ils ont prises sous leur aile par pur opportunisme politique, d'aller vers l'avenir. A coup de financements ici et (entre autres), les géants du web américain ont en effet réussi à ce que le monde politique et les industries traditionnelles confondent les intérêts des start-ups avec les intérêts des grands de la Silicon Valley, alors même que celles-ci ne sont en réalité que pièces de boucherie pour ceux-là. La France n'est d'ailleurs pas exempte de cette confusion des genres, avec un financement de Google (et aussi d'Orange) dans l'incubateur Numa. Du côté des industries de contenu, l'on rentre volontiers dans ce panneau dressé par les géants d'internet, qui veut associer toutes les start-ups à des ennemis du droit d'auteur et du financement de la culture. C'est évidemment déplorable mais l'une des conséquences naturelles du lobbying du web et de la fascination d'une certaine partie du monde des start-ups. Les espoirs des start-upeurs - nourris par les capital-risqueurs en tout genre - d'être rachetés un jour à coups de dizaines de millions de dollars par l'un ou l'autre de ces géants du web est évidemment partie intégrante de ce stratagème insidieux. De cette bataille, les start-ups ne sortent pas grandies et devront un jour balayer devant leur porte, avec l'aide, peut-être, des industries de contenu et des réseaux ?

Le droit du côté du contenu et des réseaux

Force est de constater que du point de vue du lobbying et de l'évolution de leur modèle économique, les industries de contenu, la culture et les télécommunications ont réussi à mener assez bien leur barque devant la déferlante de moyens de pression déployés par ceux qui convoitent le monopole du cool. Forts d'une expérience ancienne, et surtout avec le droit de leur coté, les industries traditionnelles - après un choc initial - sont en train d'intégrer les services internet dans leur business models de manière à ce que cela leur rapporte. Rien de neuf pour ces industries. La musique s'était par exemple déjà adaptée à l'arrivée de la musique enregistrée, puis de la radio et de la télévision. Les télécommunications sont passées d'un modèle souvent nationalisé à une concurrence ouverte puis à l'internet. L'arrivée des services internet et de leurs exigences de souplesse de la part des industries de contenu et de télécommunications n'est en ce sens qu'une péripétie supplémentaire. Cet évènement digéré, la réplique a été préparée méthodiquement, aussi bien contre les attaques à l'encontre du droit d'auteur, qu'au sujet des demandes de Net Neutralité.

Le consommateur-alibi

Ainsi, la musique a réussi à obtenir pour ses ouailles l'essentiel - environ 70 % - du chiffre d'affaire des plateformes de streaming, puisque sans contenu, pas de streaming possible. Et cela, pendant qu'une société comme Google rate sa diversification et que le streaming musical ou audiovisuel a des difficultés à croitre. Bien sur il n'est pas toujours facile de négocier avec ceux qui mènent la danse sur Internet, et qui sont habitués à recevoir mais pas à donner, prétextant qu'ils donnent déjà bien assez du fait de l'exposition supplémentaire qu'ils offrent. Ainsi la Sacem aurait obtenu selon nos informations un maigre taux de 4% sur les revenus publicitaires sur la musique passant sur YouTube. Mais ce sont là des accords limités dans le temps, et plus le temps passera, plus la négociation bénéficiera aux auteurs et propriétaires de contenu, qui se montrent d'ailleurs plutôt contents de la direction que prennent les choses notamment avec YouTube ou Netflix. De même, en matière de réforme du droit d'auteur, les arguments développés notamment par Julia Reda dans son projet de rapport - qui sont proches voire identiques à ceux des géants du web - peinent à convaincre juridiquement. La démagogie selon laquelle les "droits des consommateurs" seraient bafoués par le droit d'auteur, rhétorique chère au Parti Pirate et à l'Internet, a bien des limites - et en premier lieu celle du droit. Devant l'argument considérant la régulation du droit d'auteur comme devant mettre en place un "équilibre entre les droits des auteurs et ceux des consommateurs", il suffit aux industries de contenu de répondre qu'historiquement, une protection élevée des artistes et créateurs à toujours été - en Europe comme aux Etats-Unis - la garantie que les consommateurs auraient des contenus de qualité. C'est d'ailleurs là le sens du 9ème considérant introductif de la directive de 2001 sur le droit d'auteur.

Et il n'y a pas que les industries européennes qui défendent leurs contenus des velléités hégémoniques de l'internet. Hollywood n'est en effet pas en reste quand il s'agit d'être payé et encore moins dans ses efforts de lobbying pour obtenir la responsabilisation des plateformes et la fin du piratage. Dernièrement, le tout-internet washingtonien s'est agacé du fait que la Motion Picture Association of America était parvenue à compter parmi ses défenseurs plus d'un procureur général. L'un de ces procureurs a d'ailleurs été nommé à l'occasion des leaks de Sony Pictures. Malgré tous leurs efforts, ils ne semble pas que les champions du net soient parvenus à obtenir ce genre d'appui dans l'administration américaine.

Mauvais augure

Bien sur, le web américain a réussi à convaincre Barack Obama de le défendre sur le thème de la Net Neutralité, ce qui embarrasse bien les réseaux broadband américains. Si l'appui d'Obama a une valeur, il faut aussi souligner que ce n'est pas lui qui dispose du pouvoir décisionnel en la matière, et qu'il n'est pas impossible qu'il ait déjà prévenu ses amis de la Silicon Valley que les pressions qu'il exerçait en faveur de cette Net Neutrality pourraient bien se terminer en retour de bâton.

La pression d'Obama a eu pour conséquence une déclaration de Tom Wheeler, président de la FCC, allant dans le sens de la Net Neutralité voulue par le web, mais les inconnues sur le caractère juridiquement et politiquement réaliste du projet du chef de la FCC sont très nombreuses. Et les réseaux de télécoms sont très bien préparés : ils ont déjà gagné une bataille juridique contre la net neutralité en 2014, offusquant les zélotes du web, dont le dossier sonnait juridiquement creux. La faiblesse des arguments en défense de la Net Neutralité, dans cette affaire dans laquelle Verizon réclamait la fin de l'application du principe de net neutralité par la FCC, est d'ailleurs aujourd'hui reconnue même par Tim Wu, un des grands soutiens des services internet et inventeur de la notion de même de "net neutralité". Cet aveu de faiblesse, venant d'une telle autorité, n'est pas de bon augure...

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